Mégadonnées et innovation : conséquences sur la politique en matière de concurrence au Canada


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Also available in English under the title Big data and Innovation: Implications for competition policy in Canada

Table des matières

  1. Introduction
  2. Données et mégadonnées : définitions
    1. II.A. Qu’est-ce qu’une « donnée »?
    2. II.B. Qu’entend-on par « mégadonnées »?
  3. Mégadonnées, fusions et pratiques monopolistiques
    1. III.A. Problèmes liés à la définition du marché
    2. III.B. Problèmes d’évaluation du pouvoir de marché
    3. III.C. Évaluation des objectifs et des justifications commerciales
      1. III.C.1. Incitatifs de mainmise avec des mégadonnées
      2. III.C.2. Propriété intellectuelle
    4. III.D. Évaluation des effets concurrentiels
      1. III.D.1. Effets verticaux
      2. III.D.2. Empêchement de la concurrence
      3. III.D.3. Effets coordonnés
      4. III.D.4. Concurrence dynamique et effets non liés aux prix
    5. III.E. Gains en efficience
    6. III.F. Mesures correctives
      1. III.F.1. Mesures correctives structurelles
      2. III.F.2. Mesures correctives quasi structurelles et comportementales
  4. Mégadonnées et cartels
    1. IV.A. Mégadonnées et cartels injustifiables
    2. IV.B. Mégadonnées et parallélisme conscient
    3. IV.C. Mégadonnées et pratiques facilitantes
  5. Mégadonnées et pratiques commerciales trompeuses
    1. V.A. Collecte des données
      1. V.A.1. Déclarations fausses ou trompeuses
      2. V.A.2. Divulgation inadéquate
    2. V.B. Utilisation, conservation et élimination des données
      1. V.B.1. Utilisation des mégadonnées pour cibler les victimes de tromperie
      2. V.B.2. Utilisation des mégadonnées en vue d’offrir de la publicité native et de s’adonner à des pratiques de désinformation populaire planifiée
      3. V.B.3. Utilisation des mégadonnées pour valider les indications relatives au rendement
      4. V.B.4. Utilisation des mégadonnées pour valider les indications relatives au prix de vente habituel
      5. V.B.5. Utilisation des mégadonnées pour faire des prédictions concernant le moment de l’achat
  6. Conclusion

I. Introduction

Les prévisionnistes parlent des promesses et des dangers des mégadonnées depuis plusieurs années. D’après certains, l’analyse algorithmique des mégadonnées pourrait même devenir un élément fondamental de la concurrence, qui donnerait naissance à de nouvelles vagues de croissance de la productivité, d’innovation et de surplus du consommateurNote de bas de page 1. D’autres la décrivent comme une menace potentielle sérieuse pour la démocratieNote de bas de page 2, voire pour la survie de l’humanitéNote de bas de page 3. Les praticiens de la concurrence ont eux aussi sauté à pieds joints dans le débat, chacun y allant de ses prédictions personnelles sur la question. Certains sont d’avis que les mégadonnées présentent des avantages importants tant pour les citoyens que pour les entreprises, alors que d’autres y voient un risque d’affaiblissement du processus concurrentiel.

Le présent document de travail ne contient aucune prédiction sur l’effet ultime des mégadonnées sur la concurrence. Toutefois, on y reconnaît le rôle que la politique en matière de concurrence peut jouer pour faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre. Une approche mal avisée ou trop interventionniste de l’application de la loi, par exemple, pourrait ralentir les investissements dans la collecte et dans l’utilisation légitimes de mégadonnées et avoir des conséquences désastreuses en matière de concurrence et d’innovation. D’autre part, une approche trop laxiste pourrait fermer les yeux sur les utilisations néfastes des mégadonnées pour la concurrence et les consommateurs. L’un des objectifs du présent document de travail est de lancer un débat sur les moyens que le Bureau de la concurrence (Bureau) pourrait utiliser pour parvenir à un équilibre dans l’application de la Loi sur la concurrence (Loi) dans les cas liés aux mégadonnées. Pour faciliter la discussion, le Bureau demande, sur son site Web, au public de lui faire part de ses commentaires. Le Bureau compte publier, dans un avenir proche, une synthèse des importantes observations qu’il tirera de ces commentaires du public.

Le Bureau tient compte de deux éléments importants.

Premièrement, le but du droit canadien de la concurrence n’est pas de réglementer les prix, les profits, les parts de marché ou, en ce qui nous concerne, la quantité de données qu’une entreprise peut collecter et utiliser. La Loi part du principe que s’en remettre aux forces concurrentielles du marché est la meilleure façon d’avoir une économie novatrice, efficace et prospère. Par conséquent, le Bureau s’intéresse surtout aux forces du marché (plutôt qu’aux résultats du marché), s’assurant ainsi que les entreprises se font concurrence en fonction de leurs mérites, que les clients sont en mesure de prendre des décisions éclairées et que les législations sont les moins intrusives possible.

Ce principe offre une indication importante, car la concurrence à l’ère des mégadonnées pourrait faire en sorte que les entreprises ayant accès à des données ou à des algorithmes de meilleure qualité puissent croître aux dépens des autres, et peut-être très rapidement. Les chefs d’entreprises, voyant leur industrie perturbée, pourraient se plaindre au Bureau ou à d’autres décideurs de ce qu’ils jugent une concurrence déloyale, ce qui pourrait mener à des appels populistes au démantèlement des grands joueurs de l’univers des mégadonnées ou à la réglementation de leurs pratiques. Or, la politique en matière de concurrence du Canada ne peut pas, et ne devrait pas, présumer qu’occuper une grande part de marché est une mauvaise chose. Aucune entreprise ne devrait être pénalisée pour être parvenue à occuper une place enviable sur le marché — voire une position dominante — grâce à ses investissements, à son ingéniosité et à sa compétitivité. Pénaliser l’excellence enlève toute motivation à rechercher l’excellence. Toutefois, si le pouvoir de marché est obtenu autrement que par des investissements, l’ingéniosité et la compétitivité — c’est‑à‑dire grâce à des pratiques, à des ententes ou à des fusions anticoncurrentielles interdites par la Loi — le Bureau peut et doit mener une enquête. Dans le même ordre d’idées, si les mégadonnées sont collectées en trompant les consommateurs ou servent à les tromper, les dispositions de la Loi concernant la protection des consommateurs devraient être appliquées. Le deuxième objectif du présent document de travail consiste donc à cerner les domaines discrétionnaires où les pratiques liées aux mégadonnées pourraient être visées par la Loi.

Deuxièmement, le gouvernement doit tenir compte du fait que les entreprises utilisent de plus en plus les mégadonnées pour favoriser l’innovation et des améliorations dans plusieurs industries. De plus, ces avancées surviennent à un rythme rapide et de façon imprévisible. Par exemple, les algorithmes qui se servent de l’intelligence artificielle pour estimer les relations prédictives sont plus efficaces s’ils sont « entraînés » avec une plus grande quantité de données. Nombre d’industries pourraient profiter de ces avancées de différentes façons, dont certaines pourraient nous surprendre. Tant que ces avancées auront lieu dans un environnement concurrentiel et non trompeur, les consommateurs pourront en profiter. Cela étant dit, le Bureau est conscient non seulement des risques de « sous application » de la Loi (c’est‑à‑dire le fait de ne pas intervenir devant une entrave réelle à la concurrence), mais également des risques de « surapplication » de la Loi (c’est‑à‑dire le fait d’intervenir lorsqu’il n’y a pas d’entrave réelle à la concurrence), ce qui pourrait ralentir les avancées, voire y mettre fin.

Cela mène à la question pragmatique finale à savoir la pertinence des cadres analytiques actuels du Bureau dans les cas impliquant des mégadonnées. Dans l’ensemble, le présent document de travail répond à cette question par l’affirmative. D’un point de vue général, cette conclusion ne devrait pas surprendre, car les principes fondamentaux d’antitrust ont été appliqués avec succès à une grande variété de biens et de services, et les mégadonnées ne font pas exception. Cela ne signifie toutefois pas que toutes les analyses concurrentielles des mégadonnées seront simples à effectuer. En réalité, les cas liés aux mégadonnées impliquent parfois des faits et des théories relativement spécialisés et, par conséquent, peu connus du droit de la concurrence. Même quand les mégadonnées concernent des faits et des théories plus connus, ces derniers peuvent prendre des formes qui nous semblent, du moins à première vue, peu familières. Le troisième objectif du présent document de travail consiste donc à aborder certaines des difficultés liées à l’analyse, en vertu de la Loi, des cas impliquant des mégadonnées et à provoquer un débat avec les intervenants sur les façons d’y donner suiteNote de bas de page 4. En examinant ces faits et théories, ce document de travail explique les conséquences qu’ils pourraient avoir sur l’analyse des mégadonnées et dans quelle mesure ils s’appliquent à d’autres types d’enquêtes en matière d’antitrust.

Il est important de reconnaître dès le départ que les mégadonnées peuvent avoir des implications bien au‑delà de la politique en matière de concurrence. Les préoccupations relatives au respect de la vie privée et à la sécurité des données, par exemple, sont importantes pour le débat général sur les mégadonnées. Néanmoins, le présent document de travail, conformément au mandat et à l’expertise du Bureau, se limitera volontairement à la question de la concurrence. Il s’adresse principalement aux praticiens du secteur de la politique en matière de concurrence, même si l’on souhaite qu’il soit utile aux autorités de réglementation d’autres secteurs d’intervention.

Le présent document de travail comporte trois grandes parties, dans lesquelles on aborde le rôle des mégadonnées dans les fusions et les pratiques monopolistiquesNote de bas de page 5, dans les cartels criminels et dans les pratiques commerciales trompeuses. Ces trois parties sont précédées d’une brève présentation des données et des mégadonnées.

II. Données et mégadonnées : définitions

Les termes « données » et « mégadonnées » font désormais partie de la langue vernaculaire, tout en ayant gardé une certaine aura de mystère. On peut à tout le moins affirmer que les définitions de ces deux termes peuvent différer énormément d’une personne à l’autre. On prendra donc le temps, dans les pages qui suivent, de bien définir ce que l’on entend par « données » et « mégadonnées » afin d’assurer une compréhension commune de ces concepts fondamentaux. On s’appuiera, pour ce faire, sur des publications universitaires et des rapports d’enquête du Bureau. Ultimement, même s’il peut s’avérer utile de distinguer les principaux attributs des mégadonnées, une définition universelle n’est nullement nécessaire pour comprendre leur rôle dans les enquêtes sur la concurrence, qui feront l’objet des parties suivantes. En d’autres termes, le contexte particulier dans lequel les mégadonnées sont utilisées est souvent plus important lors des enquêtes sur la concurrence que la réflexion sur la frontière entre les « données » et les « mégadonnées ».

II.A. Qu’est‑ce qu’une « donnée »?

Une « donnée » est un « élément connu qui sert de base à un raisonnement, à une recherche » ou le « résultat d’observations ou d’expériencesNote de bas de page 6 ». Les données peuvent être qualitatives ou quantitatives et porter sur un grand éventail de sujets (entreprises, gouvernements, produits, individus, etc.). L’importance des données repose dans leur utilisation par des individus, des entreprises ou des gouvernements dans le but de prendre des décisions.

Selon cette définition, l’utilisation des données ne date pas d’hier. Les magasins généraux avaient l’habitude de tenir un registre sur la clientèle de leur petite ville (notamment sur leur crédit). La collecte de données systématique à grande échelle, pour sa part, remonte au milieu du 19e siècle, lorsque les grandes entreprises ferroviaires étasuniennes commencent à exiger des rapports périodiques exhaustifs, ce qui nécessitera la création de services complets de contrôleurs, l’embauche de vérificateurs à temps plein et la création de concepts comptables fondamentaux encore utilisés aujourd’huiNote de bas de page 7. Presque au même moment, les agences de commerce, comme les précurseurs de Dun & Bradstreet, commencent à collecter et à vendre une quantité importante de données d’évaluation de créditNote de bas de page 8.

Plus récemment, les technologies de l’information ont permis d’utiliser les données autrement que pour le suivi et le contrôle internes d’une organisation. La géodistribution systématisée (GDS) des compagnies aériennes, par exemple, fait l’objet de contestations antitrust et d’examens gouvernementaux partout dans le monde depuis plusieurs années. La GDS est un système de réservation qui permet aux agents de voyages de consulter l’information sur les sièges disponibles, les tarifs et les horaires des compagnies aériennes. L’utilisation de ce système est jugée anticoncurrentielle notamment parce que les compagnies aériennes ont tendance à rendre l’information de leurs concurrents moins accessible aux agents de voyages que la leurNote de bas de page 9. En 1989, le Tribunal de la concurrence du Canada a rendu une ordonnance par consentement après la fusion des systèmes de réservation d’Air Canada et de Canadian Airlines. L’ordonnance exigeait notamment qu’Air Canada et Canadian Airlines rendent leurs données disponibles à tous les systèmes de réservation par ordinateur au Canada et que leur système de réservation conjoint, Gemini, fournisse aux agents de voyages l’information provenant d’autres compagnies aériennesNote de bas de page 10.

Au-delà des exemples précédents, il convient de noter que les données peuvent concerner un minimum de quatre grands sujets :

  • Le premier est l’information sur les particuliers. Il peut s’agir de l’historique d’achats, de la cote de crédit, de la géolocalisation ou de l’information démographique d’un client, par exempleNote de bas de page 11. Les données détaillées sur l’évaluation du crédit colligées par les agences commerciales dans les années 1800 en sont un bon exemple.
  • Le deuxième est l’information sur le rendement interne d’une organisation. Les données comptables détaillées colligées par les compagnies ferroviaires étasuniennes il y a de cela plus de 150 ans en sont un bon exemple.
  • Le troisième est l’information sur les concurrents, comme l’emplacement de leurs installations, leurs ventes, leurs capacités ou leurs prix. Le Kent Group, par exemple, mène des sondages pour collecter et vendre des données sur l’industrie de la vente au détail de carburant au Canada, notamment sur l’emplacement des concurrents et sur les volumes de ventes par site, par marque et qualité de carburant et par prix de venteNote de bas de page 12.
  • Le quatrième est l’information sur l’environnement, comme le prix des intrants, les prévisions de la demande ou l’information sur le potentiel de productivité d’une ressource naturelle. Thomson Reuters, par exemple, fournit plusieurs sortes de données sur le marché à des clients ayant des activités dans différents secteurs du milieu de la financeNote de bas de page 13. Les entreprises de production et d’extraction pétrolières, quant à elles, utilisent des données géologiques précises sur leurs zones d’exploitation pour évaluer la probabilité de la présence de zones exploitables dans les environsNote de bas de page 14.

Il est aussi important de souligner que les données peuvent être soit un produit directement vendu et acheté soit un intrant d’un produit vendu et acheté. L’enquête du commissaire sur l’abus de position dominante allégué du Groupe TMX portait sur la vente de « données de marché indicatives » entre des entités indépendantesNote de bas de page 15. Tandis que dans l’enquête du commissaire sur l’abus de position dominante de Google, on voit les données comme un intrant dans les marchés concernés (marchés de la recherche en ligne et de la publicité dans les moteurs de recherche au Canada)Note de bas de page 16. Dans l’enquête sur Google, même si les données représentent une part importante de cette industrie, elles n’étaient pas tarifées en vue d’être vendues par des entités indépendantes.

Bref, sans égard aux récentes discussions entourant les « mégadonnées » — un terme qu’on abordera plus loin –, le Bureau a dû gérer des cas impliquant des données ayant le statut de produit ou d’intrant depuis des décennies. En plus des récentes enquêtes sur Google et le Groupe TMX mentionnées précédemment, le Bureau a traité deux dossiers importants : l’affaire NielsenNote de bas de page 17 et l’affaire Tele‑DirectNote de bas de page 18. Ces dossiers sont bien connus et ont été étudiés en profondeur par le milieu canadien de la concurrence, mais, dans le présent document, ils servent à démontrer que l’analyse des données ne date pas d’hierNote de bas de page 19.

Fait à noter, dans tous les cas impliquant des données, le Bureau a appliqué le même cadre analytique que dans les affaires impliquant d’autres produits.

II.B. Qu’entend‑on par « mégadonnées »?

Le terme « mégadonnées » est récemment devenu populaire, alors que les entreprises privées cherchent à profiter de l’utilisation de celles‑ci, que les gouvernements élaborent des politiques pour soutenir leurs programmes et que les universitaires étudient leurs répercussions sur la société, la technologie de l’information et l’économie. Bien qu’il n’existe aucune définition consensuelle de ce terme, certaines tentatives illustrent bien ses principales caractéristiques, qui peuvent s’avérer importantes dans certaines situations. Dans les paragraphes qui suivent, on dressera d’abord un bref portrait de ces caractéristiques. On fera ensuite valoir le point de vue qu’il est plus important de cibler les difficultés et les problèmes qui risquent d’apparaître lors des enquêtes impliquant des mégadonnées que de définir exactement ce qu’est une « enquête sur les mégadonnées ».

De nombreuses tentatives de définition des mégadonnées font référence aux trois « V » (volume, vitesse et variété), auxquels s’ajoute parfois un quatrième « V » pour valeurNote de bas de page 20.

  • Le volume et la variété font référence à la taille des données.
    • Le volume fait habituellement référence à la taille de la base de données en octets (ou en multiples d’octets, comme en téraoctets). Bien que ce ne soit pas explicitement reconnu dans tous les cas, la pertinence du volume est probablement liée au fait que la collecte, le traitement, la conservation et l’analyse des mégadonnées comportent des coûts non négligeables.
    • La variété fait référence à l’étendue des données. Quels types de consommateurs ces données concernent-elles? Quels sont les renseignements qu’elles contiennent sur ces derniers (âge, adresse, achats précédents, etc.)? La variété peut aussi faire référence aux mégadonnées complémentaires, c’est-à-dire des lots de données qui ont plus de valeurs combinés que seuls (p. ex. un lot de données peut recueillir de l’information sur l’âge et le sexe des consommateurs pour que la commercialisation soit mieux ciblée.
  • La vitesse fait référence à la rapidité avec laquelle les mégadonnées peuvent être collectées. Certaines applications de conduite, par exemple, intègrent des données de circulation en temps réel (grande vitesse). Dans ce type d’applications, la valeur des mégadonnées peut diminuer lorsqu’elles deviennent « désuètes ».

Le quatrième « V », la valeur des données, a une relation de causalité réciproque avec les trois autres « V ». Le volume et la variété des données, par exemple, peuvent permettre à des entreprises de faire des liens, des connaissances qui peuvent s’avérer très profitables. Par ailleurs, la promesse de profit peut pousser une entreprise à augmenter le volume et la variété des données qu’elle collecte. Il convient de souligner que la valeur des mégadonnées ne veut pas forcément dire qu’elles seront vendues; cela peut tout simplement vouloir dire qu’on les utilisera comme intrant dans d’autres produits et dans des campagnes publicitaires.

Récemment, de soi-disant grands courtiers en données ont attiré l’attentionNote de bas de page 21. Ces courtiers recueillent, compilent et vendent des données complexes et hautement ventilées. Par exemple, certaines données guident les efforts de commercialisation alors que d’autres données servent à détecter les cas de fraude. Les lots de mégadonnées peuvent aussi varier en fonction de la population visée. Malgré les riches données que peuvent offrir ces courtiers, certaines entreprises consacrent beaucoup de ressources à la collecte, l’enrichissement et la tenue de leurs propres données exclusives. Ce large déploiement de ressources laisse entendre que les données offertes par les courtiers en données n’ont pas toutes de la valeur.

Certains privilégient plutôt une définition qui ne s’appuie pas sur ces trois ou quatre « V ». Andrea De Mauro, Marco Greco et Michele Grimaldi classent les définitions des mégadonnées qu’ils ont trouvées dans des publications universitaires en quatre grandes catégoriesNote de bas de page 22.

  • Les définitions axées sur les caractéristiques des données. Les trois ou quatre « V » sont des exemples de caractéristiques des données.
  • Les définitions axées sur les exigences technologiques. Certains, par exemple, insistent sur la nécessité que les mégadonnées soient traitées et analysées à l’aide de méthodes ou de programmes inédits ou non traditionnels.
  • Les définitions axées sur les seuils. Certains, par exemple, définissent les mégadonnées comme des données dont le volume dépasse un certain seuil.
  • Définition axée sur les conséquences sociales. On les retrouve notamment dans des articles qui définissent les mégadonnées en fonction des perceptions de la population, des décisions prises par les entreprises ou des enjeux liés au respect de la vie privée.

Tâchant de tenir compte de ces quatre catégories et de la popularité des quatre « V », ils proposent la définition suivante : « [traduction] les mégadonnées sont des éléments d’actif informationnels caractérisés par un volume, une vitesse et une variété tellement importants qu’ils exigent des technologies et des méthodes d’analyse particulières pour leur accorder de la valeur ».

Si les quatre « V » et les technologies spécialisées nécessaires pour obtenir et analyser les mégadonnées sont des caractéristiques indéniablement importantes dans certains cas, établir une ligne de démarcation stricte entre les mégadonnées et les données semble être une simple préoccupation sémantique. D’autant plus qu’il est facile de trouver des exemples où certains éléments de cette définition sont absents. Si la vitesse est un élément essentiel dans le cas des applications d’aide à la navigation pour éviter les bouchons de circulation, elle est beaucoup moins importante pour les applications qui ne possèdent pas de fonction de suivi de la circulation en temps réel.

Par conséquent, on évitera, dans le présent document de travail, de limiter de façon trop stricte la définition des mégadonnées. On cherchera plutôt à faire ressortir les difficultés et les problèmes qui risquent de surgir lors d’une enquête lorsque les caractéristiques propres aux mégadonnées sont présentes dans une certaine mesure. Ainsi, le présent document utilise des exemples qui ne s’inscrivent pas dans une définition restrictive des mégadonnées. Par exemple, les sites Web de critiques fournissent aux consommateurs des données qui peuvent être considérées — ou non — comme des mégadonnées. Or, la pratique de publier sur ces sites de fausses critiques, aussi appelée « désinformation populaire planifiée », peut diminuer l’utilité des données que les consommateurs trouvent sur ces sites et leur causer du tort. Ainsi, on examine la question à la section V du document qui porte sur les pratiques commerciales trompeuses.

III. Mégadonnées, fusions et pratiques monopolistiques

La capacité d’améliorer les produits et les services existants en utilisant des quantités importantes de données historiques ou de données en temps réel pourrait augmenter de façon significative les propositions de valeur faites aux consommateurs. Les entreprises cherchent donc constamment à accumuler encore plus de données afin de favoriser l’innovation et l’amélioration de la qualité dans de nombreuses industries. Par conséquent, le rendement concurrentiel de ces entreprises, particulièrement dans le secteur de l’économie numérique, est de plus en plus dicté par leur capacité à collecter, à analyser et à utiliser des donnéesNote de bas de page 23.

Dans les marchés où le fait d’être un précurseur, d’avoir le plus grand réseau ou d’avoir accès au plus grand nombre de données représente un avantage majeur, le processus concurrentiel pourrait faire en sorte que l’on se retrouve avec un marché comptant un petit nombre de très grandes entreprises possédant un grand pouvoir de marché. Comme on l’a souligné dans l’introduction, il n’est pas interdit d’acquérir un pouvoir de marché de façon légitime (par l’innovation ou le mérite, par exemple) au Canada. Cela va de soi. Dans les économies de marché, l’innovation est en grande partie alimentée par la possibilité de profits découlant de l’avantage d’avoir vaincu la concurrence. La politique en matière de concurrence devrait donc chercher à préserver ces incitatifs dans la mesure du possible. C’est pourquoi la Loi ne réglemente ni le pouvoir de marché ni les résultats du marché (prix, degré de concentration, etc.).

Les dispositions civiles de la Loi visent principalement à interdire certains moyens d’acquérir un pouvoir de marché, de l’accroître ou de l’exercer. Ces dispositions régissent les pratiques monopolistiques, les ententes entre concurrents (comme les coentreprises) et les fusions. L’importance des données en ce qui concerne la concurrence, l’innovation et l’existence d’une concurrence hors-prix dynamique dans le secteur des industries centrées sur les données doit être prise en compte au moment d’évaluer les conséquences que pourrait avoir sur la concurrence une fusion ou une pratique monopolistique impliquant des mégadonnées.

Si le Bureau enquête et intervient depuis longtemps dans des cas de fusions ou de pratiques monopolistiques impliquant des donnéesNote de bas de page 24, deux enquêtes récentes d’abus de position dominante illustrent particulièrement bien les problèmes émergents qui ont eu une incidence sur ses décisions dans les affaires dans ce domaine : l’affaire de Google et celle du Toronto Real Estate Board (TREB).

Enquête sur GoogleNote de bas de page 25

En avril 2016, le Bureau annonce qu’il met fin à son enquête exhaustive sur l’abus de position dominante et le comportement anticoncurrentiel allégués de Google relativement aux services de recherche en ligne, de publicité dans les moteurs de recherche et d’affichage publicitaire en ligne au Canada. Lors de son évaluation des preuves et des théories de préjudice concurrentiel, le Bureau a étudié en profondeur un grand nombre de problèmes émergents liés à l’importance concurrentielle des données, dont :

  • des services gratuits (recherches en ligne) qui génèrent une quantité astronomique de données d’une grande valeur;
  • des plateformes et des marchés polyvalents qui agissent comme intermédiaires entre les utilisateurs et les annonceurs grâce aux données;
  • les effets de réseau, lorsque le nombre d’utilisateurs et d’annonceurs qui utilisent un moteur de recherche est directement proportionnel à la capacité du moteur de mettre à profit les données recueillies pour améliorer son produit et attirer ainsi un plus grand nombre d’utilisateurs et d’annonceurs.

Affaire du Toronto Real Estate BoardNote de bas de page 26

L’affaire en cours d’allégation d’abus de position dominante à l’égard du TREB soulève des problèmes émergents additionnels concernant les données ayant le statut d’intrant dans de nouvelles formes de dynamiques concurrentielles. Au cœur de cette affaire figurent les restrictions que le TREB a imposées à ses membres concernant l’accès, l’affichage et l’utilisation de données immobilières. Le commissaire allègue que ces restrictions ont nui à l’émergence de modèles commerciaux et d’offres de services novateurs et fondés sur l’Internet dans le secteur du courtage immobilier résidentiel dans la grande région de Toronto.

Dans sa décision du mois d’avril 2016, le Tribunal a déterminé que les restrictions imposées par le TREB réduisaient sensiblement le degré de concurrence hors-prix, notamment en ayant des conséquences néfastes importantes sur l’innovation, la qualité et l’éventail des services de courtage immobilier résidentiel qui pourraient être offerts en leur absence.

Les données ont joué un rôle central dans l’affirmation que des modèles commerciaux novateurs étaient exclus du marché. Par conséquent, cette affaire et la décision du Tribunal ont permis de soulever l’émergence de problèmes graves, dont :

  • le pouvoir de marché, y compris par le contrôle de l’accès aux données;
  • l’évaluation de l’innovation et du dynamisme de la concurrence rendus possibles par les données;
  • le rôle des preuves qualitatives;
  • l’existence et l’exercice des droits de propriété intellectuelle sur les bases de données.

Lignes directrices du Bureau

De façon générale, dans ses analyses des cas de fusions ou de pratiques monopolistiques, le Bureau définit le ou les marchés pertinents dans l’affaire en question (fusion, pratiques d’exclusion, ententes entre concurrents, etc.), évalue le pouvoir de marché et détermine les conséquences sur la concurrence. Les lignes directrices du Bureau en matière de fusionsNote de bas de page 27, de collaborations entre concurrentsNote de bas de page 28 et d’abus de position dominanteNote de bas de page 29 visent à fournir une orientation générale sur son approche analytique en cas d’examen. Si, à ce jour, ces lignes directrices se sont généralement avérées suffisamment flexibles pour étudier les problèmes de concurrence à l’ère des mégadonnées, plusieurs secteurs exigent une attention toute particulière lorsque les mégadonnées sont en cause.

Dans le reste de cette section, on réfléchira à l’impact des mégadonnées sur le cadre d’analyse traditionnel du Bureau en ce qui concerne :

  1. la définition du marché;
  2. le pouvoir de marché;
  3. l’évaluation des objectifs (le cas échéant); et
  4. les effets concurrentiels.

Il convient de noter que les faits et théories s’appliquant aux enquêtes impliquant des mégadonnées pourraient s’appliquer à d’autres enquêtes. Par exemple, les incidences économiques des plateformes se rapportent parfois aux mégadonnées, mais ces plateformes peuvent aussi s’appliquer aux contextes impliquant d’autres données. La présente analyse peut être pertinente à un contexte n’impliquant pas de mégadonnées pour autant qu’il y ait un chevauchement des faits et théories concernés.

III.A. Problèmes liés à la définition du marché

Comme on peut le lire dans les lignes directrices du Bureau, ce dernier se sert généralement du « critère du monopoleur hypothétique » pour conceptualiser au départ la substituabilité des produitsNote de bas de page 30. Cet outil est facile à appliquer dans un scénario où les produits ou services liés aux données sont vendus directement aux consommateurs (des entreprises qui se font concurrence pour vendre des données sur le marché financier à des entreprises ou à des investisseurs, par exemple). Le degré de concurrence entre deux entreprises qui vendent des données dépendra de la perception qu’ont les consommateurs de la substituabilité de leurs produits, qui elle-même peut être évaluée en étudiant les changements dans les habitudes d’achat des consommateurs lors de hausses de prix modestes, mais significatives et non transitoires. Le Bureau peut aussi s’appuyer sur les preuves d’interchangeabilité fonctionnelle. Les consommateurs, par exemple, sont plus susceptibles de percevoir deux sources de données comme étant substituables si elles fournissent des renseignements similaires ou équivalents (données financières similaires, par exemple), alors qu’ils sont plus susceptibles de les juger complémentaires si elles fournissent des renseignements différents ou que leur valeur augmente si elles sont combinées (données de cartographie et données sur la circulation, par exemple)Note de bas de page 31.

Toutefois, les entreprises qui utilisent les mégadonnées ne cherchent pas toujours à les vendre. Un bon exemple de cela serait une plateforme ou un marché multilatéral qui collecterait des données sur les consommateurs en offrant des produits théoriquement « gratuits » (moteurs de recherche, plateformes de médias sociaux, applications mobiles, etc.), puis qui s’en servirait comme intrant dans d’autres services, comme la vente de publicité. Dans le cas d’une plateforme, plusieurs facteurs peuvent rendre plus complexe la définition du marché.

Premièrement, comment peut-on mesurer objectivement le degré de substituabilité des produits « gratuits » offerts aux clients de plateformes concurrentes? La réponse partielle à cette question pourrait être que ces entreprises se font concurrence sur des éléments autres que le prix, comme la qualité. À titre d’exemple, il pourrait être utile, pour conceptualiser le critère du monopoleur hypothétique, de considérer non pas le « prix » de ces produits, mais bien la qualité du service. Si cette façon de voir est solide du point de vue théorique, son utilisation pourrait ne pas toujours être probante lors de l’application mathématique du critère du monopoleur hypothétique. En fait, cela pourrait obliger le Bureau à mesurer les transformations dans les habitudes de consommation en réaction à un changement modeste, mais significatif, quant à la qualité. Devant de telles difficultés, le Bureau pourrait décider de s’appuyer sur d’autres preuves de substituabilité, comme les réponses d’enquêtes auprès de consommateurs, des documents commerciaux ou des preuves de transfert.

Deuxièmement, même lorsque tous les joueurs du marché imposent des frais, il n’est pas toujours facile de savoir comment appliquer le critère du monopoleur hypothétique. Supposons, par exemple, que deux plateformes de covoiturage souhaitent fusionner. Le critère du monopoleur hypothétique pourrait être les changements dans les habitudes de consommation en réaction à l’augmentation du prix payé par les utilisateurs, le prix payé par les conducteurs ou le prix de la plateforme, qui est la somme des deux prix précédents. Si le point de départ approprié dépend fort probablement du marché en question, le Tribunal de la concurrence a établi :

« [traduction] que l’une des composantes de la plateforme peut être un bon candidat du marché concerné aux fins du critère du monopoleur hypothétique et que le critère d’augmentation modeste, mais non négligeable et non transitoire du prix imposé aux clients de cette composante de la plateforme s’applique, dans la mesure où l’interdépendance de la demande, les effets de rétroaction et, ultimement, les changements des deux composantes de la plateforme sont pris en compteNote de bas de page 32 ».

Si l’une des composantes d’une plateforme peut être considérée comme un marché correctement défini grâce au critère du monopoleur hypothétique, une évaluation claire des interactions entre toutes les composantes du marché est nécessaire pour cerner les marchés impliquant des plateformes. Un journal, par exemple, pourrait être moins porté à augmenter ses prix pour ne pas perdre de revenus publicitairesNote de bas de page 33. Or, lorsqu’un marché ne concerne qu’une seule composante d’une plateforme, il pourrait ne pas être toujours évident de déterminer ce que le prix pour le produit de cette composante de la plateforme représente et s’il devrait être interprété de la même façon que si le prix était exigé par un autre type d’entreprise. Si un journal n’est en mesure d’augmenter ses tarifs publicitaires que s’il diminue le prix de sa publication, l’augmentation de ses revenus publicitaires pourrait ne pas se traduire par une augmentation réelle de ses profits et de son pouvoir de marché. Cela diffère donc d’une augmentation des prix d’une entreprise qui ne se sert pas de plateforme et qui, toutes choses étant égales par ailleurs, généreraient plus de profits. Les profits des plateformes reposent habituellement sur la gamme de prix qu’elles choisissent d’imposer. Par conséquent, tenir uniquement compte du prix choisi par une plateforme peut exclure des éléments essentiels de sa réalité commercialeNote de bas de page 34.

Puisque ces complications remettent en question la valeur probante du cadre monopoleur hypothétique lorsqu’une plateforme utilise des données comme intrant et que la définition du marché est ultimement un outil d’analyse pour aider à évaluer les effets concurrentiels –, il pourrait s’avérer préférable, dans certains cas de l’économie numérique impliquant des mégadonnées ou des plateformes, de recourir à d’autres méthodes pour établir la définition du marché ou de renoncer à utiliser la définition du marché comme étape initiale et de s’appuyer plutôt sur des preuves directes des effets concurrentielsNote de bas de page 35.

III.B. Problèmes d’évaluation du pouvoir de marché

L’évaluation du pouvoir de marché est un élément clé dans les cas de fusions et de pratiques monopolistiques. Le pouvoir de marché désigne la capacité d’une entreprise de faire dévier une ou plusieurs variables de la concurrence (prix, extrant, qualité, variété, service, publicité ou innovation, par exemple) à son avantage, de façon significative et sur une longue période. Le Bureau étudie divers indices afin de mesurer le pouvoir de marché : profits, obstacles à l’entrée et parts de marché. Soulignons toutefois que recueillir des données précieuses au moyen d’un processus concurrentiel fondé sur les mérites ne va pas à l’encontre de la loi même si cette façon de faire donne beaucoup de pouvoir de marché. Une entreprise peut, par exemple, acquérir du pouvoir de marché par la fabrication d’un produit de grande qualité ou la création d’un processus de production efficace.

L’analyse du pouvoir de marché lors d’enquêtes impliquant des mégadonnées peut être simple. Par exemple, l’enquête de la Commission européenne sur Microsoft/LinkedIn s’est en partie intéressée au marché des « solutions logicielles en matière de gestion de la relation clientNote de bas de page 36 ». La Commission européenne a rejeté les inquiétudes concernant la concurrence, car plusieurs concurrents étaient présents dans ce marché et l’accès à toute la base de données de LinkedIn n’était pas requis pour rivaliser avec la concurrence. Ces principes sont faciles à comprendre et sont courants lors d’analyses antitrust. Par ailleurs, il y a parfois, dans certains dossiers relatifs aux mégadonnées, des subtilités qui rendent plus difficile l’analyse. La discussion partielle ci-dessous relève trois signes communs de cas de pouvoir de marché où on peut rencontrer de telles difficultés.

Études sur la tarification

Le Bureau peut examiner la différence de prix et en tirer des conclusions sur le pouvoir de marché. Si, par exemple, l’entreprise A augmente ses prix après le départ de l’entreprise B, cela peut indiquer que, sans la pression concurrentielle exercée par l’entreprise B, l’entreprise A possède un plus grand pouvoir de marché. Il faut toutefois faire preuve d’une prudence particulière quand on évalue les prix exigés par les diverses plateformes. D’un côté, une composante de plateforme dont le prix est « élevé » peut financer une autre de ses composantes pour attirer des utilisateurs et leurs données, ce qui ne serait donc pas un signe de pouvoir de marché. D’un autre côté, une plateforme ayant un pouvoir de marché peut demander un prix peu élevé (voire ne rien demander) pour l’une de ses composantes. Cela suggère que le Bureau pourrait devoir tenir compte des prix de toutes les composantes d’une plateforme ou, du moins, de la plateforme dans son ensemble lorsqu’il utilise les prix comme indicateurs de son pouvoir de marché.

Obstacles à l’entrée ou à l’expansion

Les données, qui deviennent de plus en plus des intrants essentiels dans certains marchés, pourraient constituer des entraves majeures à l’expansion ou à l’entrée dans un marchéNote de bas de page 37. Dans certains cas, le contrôle de données précieuses servant d’intrants essentiels et l’accès à ces données pourraient octroyer un pouvoir de marchéNote de bas de page 38.

Les frais de transfert liés aux données peuvent également nuire considérablement à l’entrée et à l’expansion. Les consommateurs pourraient, par exemple, trouver coûteux de transférer leurs données d’une plateforme à une autre. Dans certains cas, des entreprises dominantes pourraient augmenter leurs frais de transfert, notamment à l’aide de contrats contraignants. Une telle pratique pourrait permettre à une entreprise d’asseoir sa domination, ce qui nuirait à la concurrence et constituerait un abus de position dominante.

Les données peuvent aussi représenter un obstacle en raison des effets de réseau. Cet effet se manifeste lorsque la valeur ou l’avantage découlant de l’utilisation d’un produit augmente en fonction du nombre d’utilisateurs. Les moteurs de recherche, par exemple, collectent et analysent les données des utilisateurs qui cliquent sur des liens et des publicités. Donc, plus on les utilise, plus les algorithmes s’améliorent et peuvent accroître la pertinence des résultats et des publicités affichés. Si l’exploitation des effets de réseau augmente la qualité, les mêmes mécanismes peuvent créer des obstacles à l’entrée et à l’expansion.

Un compromis similaire entre la qualité et les obstacles à l’entrée et à l’expansion peut être observé lorsqu’une entreprise a un accès exclusif à des données privées. D’une part, ces données pourraient améliorer les produits et services offerts aux consommateurs. D’autre part, elles pourraient rendre l’entrée et l’expansion des concurrents sur le marché encore plus difficiles.

Parts de marché

Le Bureau reconnaît que les parts de marché peuvent surestimer ou sous-estimer le pouvoir de marché d’une entrepriseNote de bas de page 39. Cela est particulièrement pertinent à l’ère des mégadonnées, puisque la position d’une entreprise dans le marché peut ne pas refléter son importance concurrentielle future. Bien sûr, ce problème ne concerne pas uniquement les affaires liées aux mégadonnées; cela peut être aussi vrai dans tous les domaines caractérisés par une innovation et des changements rapides.

Comme on le verra plus en détail dans la prochaine partie, lorsqu’on examine l’acquisition d’une entreprise qui détient une petite part de marché, mais qui possède des données précieuses, les organismes devraient tenir compte des avantages post-acquisition et de l’importance des données acquises, car ces facteurs pourraient avoir une incidence sur les futurs obstacles à l’entrée et les effets concurrentiels potentiels de ladite transaction.

III.C. Évaluation des objectifs et des justifications commerciales

Il convient, lors de l’analyse des fusions, des pratiques monopolistiques et des ententes entre concurrents, de tenir compte des objectifs et des justifications commerciales soit en tant que questions de droit (p. ex. la jurisprudence en matière d’abus de position dominante), soit pour comprendre les raisons d’un comportement commercial ou vérifier les théories économiques sur le préjudice. Dans cette partie, on abordera certains éléments pertinents dans les affaires impliquant des mégadonnées.

III.C.1. Incitatifs de mainmise avec des mégadonnées

Les données, comme toute autre ressource, peuvent aider les entreprises à améliorer leurs procédés de production ou à offrir des produits ciblant davantage les préférences des clients. Les sites de magasinage en ligne, par exemple, collectent parfois des données sur les anciens achats de leurs clients afin de leur faire des offres plus ciblées par la suite. On peut donc affirmer que plus les données collectées par une entreprise sont utiles, plus elle sera concurrentielle, puisqu’elle pourra améliorer son offre et maximiser son efficacité. Il est donc légitime que les entreprises tentent d’accéder à des données additionnelles, ou d’en acquérir davantage, dans le respect des lois en matière de vie privée, pourvu que ces efforts ne causent pas de préjudice aux capacités de leurs concurrents à faire de même. En général, des problèmes antitrust ne surgissent pas quand les entreprises collectent plus de données, et l’antitrust n’exige habituellement pas des entreprises qu’elles partagent les données qu’elles ont recueillies ou enrichies. Auquel cas, cela risquerait de freiner l’innovation, alors que l’antitrust a été créé dans le but contraire.

Les entreprises titulaires peuvent parfois prendre des mesures afin d’empêcher leurs concurrents d’obtenir les données requises pour rivaliser sur le marché. Si elles parviennent à leurs fins, ces pratiques portent atteinte à la concurrence. Il est toutefois souvent difficile de faire la distinction entre une concurrence fondée sur les mérites et un comportement anticoncurrentiel, car ces deux comportements peuvent mener au même résultat. Par exemple, une concurrence féroce fondée sur les mérites et l’établissement de prix d’éviction mènent tous les deux à une baisse de prix temporaire.

Le Bureau pourrait utiliser le critère « d’absence de logique économique » approuvé par le Tribunal dans sa décision sur le TREB afin de faire la distinction entre une concurrence fondée sur les mérites et un comportement anticoncurrentiel. Le critère d’absence de logique économique nécessite de déterminer si la cible de l’enquête « [traduction] est susceptible de pouvoir recouvrer les coûts associés à ses pratiques uniquement grâce à des profits qui ne dépendent pas de leurs effets anticoncurrentiels concrets ou raisonnablement prévisiblesNote de bas de page 40 ». Il pourrait toutefois s’avérer complexe d’appliquer le critère d’absence de logique économique lorsqu’une entreprise offre aux consommateurs plusieurs produits et services interreliés. Il serait notamment complexe de mesurer l’importance des complémentarités entre différents secteurs d’activité : une pratique commerciale pourrait sembler illogique économiquement parlant en adoptant une vision étroite de la chose et logique en adoptant une perspective plus vaste.

III.C.2. Propriété intellectuelle

L’existence et l’exercice des droits de propriété intellectuelle liés aux données pourraient devenir un critère pertinent dans les affaires impliquant des mégadonnées, particulièrement lorsque la propriété des données pourrait conférer un pouvoir de marché et que son exclusion pourrait avoir des effets concurrentiels sur le marchéNote de bas de page 41.

Au paragraphe 79(5) de la Loi, on précise que le simple exercice d’un droit de propriété intellectuelle ne constitue pas un agissement anticoncurrentiel :

« Pour l’application du présent article, un agissement résultant du seul fait de l’exercice de quelque droit ou de la jouissance de quelque intérêt découlant de la Loi sur les brevets, de la Loi sur les dessins industriels, de la Loi sur le droit d’auteur, de la Loi sur les marques de commerce, de la Loi sur les topographies de circuits intégrés ou de toute autre loi fédérale relative à la propriété intellectuelle ou industrielle ne constitue pas un agissement anticoncurrentiel. »

Pour invoquer le paragraphe 79(5) de la Loi, il faut d’abord déterminer si la propriété intellectuelle a été établie, puis si la pratique n’est que le simple exercice d’un droit de propriété intellectuelle. Ces deux questions ont été prises en compte dans l’affaire du TREB, dans laquelle le TREB affirmait détenir les droits sur la base de données MLS, une compilation de données immobilièresNote de bas de page 42.

En ce qui concerne l’importance des droits de propriété intellectuelle dans les enquêtes impliquant des mégadonnées, le Bureau souligne que ce type d’examen dépend en grande partie des faits et qu’il tiendra compte de la question des droits de propriété intellectuelle au cas par cas.

III.D. Évaluation des effets concurrentiels

On aborde ici les facteurs susceptibles d’être soulevés lorsque le Bureau analyse les effets concurrentiels de fusions ou de pratiques commerciales impliquant des mégadonnées. On s’intéressera tout particulièrement :

  1. aux problèmes de concurrence verticale;
  2. à la prévention de la concurrence;
  3. aux effets coordonnés; et
  4. à la concurrence dynamique et aux effets non tarifaires.

III.D.1. Effets verticaux

Les mégadonnées servent souvent d’intrants dans la production de biens et services. Par conséquent, les fusions et les pratiques commerciales impliquant des mégadonnées peuvent créer des problèmes de concurrence verticale.

On peut notamment parler de fusions verticales lorsqu’une des parties est active dans la production d’un produit quelconque et que l’autre partie collecte et traite les données utilisées dans la production dudit produit. Comme dans tous les cas de fusion verticale, le Bureau analyse la capacité et l’intérêt de l’entité fusionnée d’empêcher ses concurrents d’accéder à un intrant dont ils ont besoin pour être concurrentiels, de même que la possibilité qu’une telle mainmise suffise pour empêcher ou réduire sensiblement la concurrenceNote de bas de page 43.

Les mégadonnées peuvent aussi mener à l’imposition de restrictions verticales, selon lesquelles une entreprise a accès à des données utilisées comme intrants. Dans son enquête sur les pratiques commerciales de Google, par exemple, le Bureau s’est demandé si les ententes de Google avec des tiers (p. ex., sites Web ou fabricants de téléphones intelligents qui créaient des points d’entrée directs additionnels) excluaient ses rivaux en les empêchant d’accéder à certaines données (requêtes) qui auraient pu, autrement, apparaître dans leur moteur de recherche, leur enlevant du coup la « portée de recherche » nécessaire pour faire concurrence à GoogleNote de bas de page 44.

Si les fusions et les pratiques commerciales impliquant des données utilisées comme intrants peuvent sans contredit avoir un impact sur la concurrence actuelle, il est fort probable que le Bureau tienne aussi compte de leurs conséquences sur la concurrence future en évaluant si la concurrence est susceptible d’être empêchée de façon substantielle. Une fusion peut avoir comme conséquence d’empêcher la concurrence si une entreprise acquiert des données nécessaires à d’autres entreprises pour entrer dans un marché donné et concurrencer efficacement l’entité fusionnée. De telles considérations ont joué un grand rôle dans l’analyse de la fusion de Microsoft et de LinkedIn, au sujet de laquelle plusieurs organismes en matière d’antitrust ont fait enquête en 2016Note de bas de page 45.

III.D.2. Empêchement de la concurrence

L’évaluation de la probabilité que les fusions et les pratiques commerciales impliquant des mégadonnées nuisent sensiblement à la concurrence pourrait s’avérer difficile, comme c’est le cas pour la détermination des pratiques anticoncurrentielles et des justifications commerciales potentielles impliquant des mégadonnées, en raison du caractère prospectif de l’analyse des effets concurrentiels et de la nécessité de comprendre l’utilisation potentielle et future des données pour la création ou l’amélioration d’un produit doté de fonctionnalités qui n’existent peut-être même pas au moment de l’examenNote de bas de page 46. L’évaluation de la probabilité de la matérialisation de la concurrence associée à une fusion ou à une pratique commerciale, cependant, nécessite obligatoirement l’examen des plans d’affaires, de leurs probabilités de réussite et de leur effet sur le marchéNote de bas de page 47. Dans sa décision dans l’affaire Tervita, par exemple, la Cour suprême du Canada souligne les points suivants en ce qui a trait à l’évaluation de la probabilité de l’accès au marchéNote de bas de page 48.

« La période qui peut être prise en considération dépend évidemment de la preuve produite dans un cas donné. La preuve doit être suffisante pour qu’il soit satisfait à la condition de “vraisemblance” selon la prépondérance des probabilités, mais il ne faut pas oublier que plus l’examen par le Tribunal porte loin dans le futur, plus il est difficile d’y satisfaire. S’il est un facteur important, le délai de pénétration ne permet toutefois pas d’envisager au-delà de ce que la preuve appuie.

Les affaires peuvent être imprévisibles, et les décisions commerciales ne reposent pas toujours sur des faits objectifs et une froide logique; l’état du marché peut fluctuer. Pour déterminer si un fusionnement aura vraisemblablement pour effet d’empêcher sensiblement la concurrence, ni le Tribunal ni les cours de justice ne devraient prétendre prendre des décisions commerciales futures pour les sociétés. Les conclusions factuelles quant à ce qu’une société ferait ou ne ferait pas doivent reposer sur une preuve de la décision que la société même prendrait, et non pas sur la décision que le Tribunal prendrait dans la même situation. »

En réalité, l’obligation que les « conclusions factuelles [du Tribunal] quant à ce qu’une société ferait ou ne ferait pas » peut s’avérer difficile à respecter dans le cas d’industries qui évoluent rapidement, y compris concernant certaines industries où les données constituent un intrant essentiel ou dans celui où la position concurrentielle actuelle de l’entreprise, voire ses plans actuels, ne correspondent pas à la position concurrentielle ou à ses activités dans un futur rapproché.

Il convient de noter que les cas où la position concurrentielle actuelle d’une entreprise ne correspond pas à son importance concurrentielle peuvent poser problème aux autorités en matière de concurrence, lesquelles ne peuvent examiner que les transactions qui dépassent un certain seuil préétabli d’avis de fusion (fondé sur les actifs, les recettes ou le chiffre d’affaires, par exemple). Au Canada, fort heureusement, le commissaire peut examiner et remettre en question les transactions ne faisant pas l’objet d’un avis obligatoire jusqu’à un an après la clôtureNote de bas de page 49. Cette compétence résiduelle d’examiner et, si nécessaire, de remettre en question des fusions ne faisant pas l’objet d’un avis obligatoire offre une « valve de sécurité » très utile qui permet de traiter les cas exceptionnels qui ne sont pas identifiés grâce au seuil d’avis, mais qui peuvent néanmoins avoir des effets anticoncurrentiels majeurs. En principe, de tels cas pourraient inclure des acquisitions préventives d’entreprises perturbatrices ayant accumulé des données précieuses, mais qui n’ont pas encore généré de chiffre d’affaires important. Cela étant dit, le Bureau pourrait avoir du mal à identifier, parmi les fusions ne faisant pas l’objet d’un avis obligatoire, celles qui représentent un problème potentiel en l’absence de plainte, de couverture médiatique ou de déclaration volontaire des parties impliquées.

III.D.3. Effets coordonnés

Accéder à certaines données concernant leurs concurrents peut augmenter la capacité des entreprises de coordonner leurs comportements. Elles peuvent analyser les données sur leurs concurrents pour obtenir de l’information sur leurs actions et sur les stratégies ayant mené à ces actions. Comme on l’abordera plus en détail dans la partie IV, un parallélisme conscient peut découler de la reconnaissance des joueurs de l’industrie de l’interdépendance de leurs décisions et de leurs réactions quant à cette prise de conscience, sans qu’on puisse véritablement parler d’entente explicite. Si l’entreprise A, par exemple, réfléchit aux avantages d’augmenter ses ventes en diminuant ses prix en tenant compte des possibilités que l’entreprise B réagisse par la suite à ces baisses de prix. Toutes choses étant égales par ailleurs, plus l’entreprise A croit que l’entreprise B risque de diminuer rapidement ses prix à son tour, moins elle sera susceptible de prendre cette décisionNote de bas de page 50. Cela dépend évidemment du degré de transparence du marché, de la facilité avec laquelle les concurrents peuvent collecter et traiter de l’information sur les variables concurrentielles pertinentes et de la rapidité avec laquelle il est possible d’agir.

En principe, l’accès accru à des données en temps réel numérisées sur les prix et tarifs, rendu possible grâce au commerce électronique, a augmenté la transparence. La collecte de renseignements, jadis une tâche coûteuse en temps et en argent et très souvent imparfaite (recherche aux alentours ou magasinage pour comparer les prix, par exemple), est désormais quasi instantanée grâce aux algorithmes et aux robots informatiques. De plus, la fixation des prix, autrefois une responsabilité confiée aux gestionnaires, peut maintenant être déléguée à des ordinateurs, ce qui permet des réactions en temps réel aux actions des concurrents. Quant à savoir si ces avancées ont accru la concurrence, s’ils l’ont affaiblie ou s’ils n’ont aucun effet sur elle, cela diffère d’un cas à l’autre. Ce qui est clair, toutefois, c’est que les autorités en matière de concurrence devraient tenir compte du rôle des mégadonnées dans la capacité des entreprises à coordonner leurs agissements commerciaux et de la possibilité que cette capacité renforce l’impact des fusions ou des pratiques anticoncurrentielles en permettant des effets coordonnés.

Il semble que les mégadonnées puissent faciliter les effets coordonnés de deux façons. Premièrement, le fait que l’accessibilité des données favorise la coordination au sein d’un marché (tel qu’il est indiqué précédemment) peut accentuer l’impact d’une fusion ou d’une pratique anticoncurrentielle, en éliminant du même coup certaines contraintes à la coordinationNote de bas de page 51. L’acquisition d’un franc-tireur, par exemple, peut s’avérer plus problématique dans un marché où les mégadonnées facilitent la coordination. Ce type de situation pourrait n’avoir aucune conséquence sur l’accessibilité des mégadonnées, mais ces dernières pourraient devenir un facteur environnemental (comme l’existence d’obstacles réglementaires ou de liens multimarchés) pouvant favoriser les effets coordonnés de la théorie du préjudice.

Le second cas de figure est lorsqu’une fusion ou une pratique anticoncurrentielle favorise la coordination en rendant les données plus accessibles ou transparentes.

L’acquisition des entreprises de soins de santé du groupe Katz par McKesson est un bon exemple de fusion au sujet de laquelle le Bureau a conclu que la combinaison de bases de données risquait de provoquer des effets coordonnés. Le Bureau a notamment conclu que la combinaison des données collectées dans le cadre des activités de vente en gros de McKesson et des données sur les ventes au détail collectées par le Groupe Katz risquait d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence dans le marché de la vente au détail, puisqu’elle permettrait à l’entité fusionnée de prévoir plus aisément les comportements de ses concurrents et de coordonner ses actions en fonction des leurs. Devant les inquiétudes du Bureau, McKesson s’est notamment engagée à mettre en place une série de cloisons étanches limitant la transmission d’information commercialement sensible entre les différentes parties de l’entité fusionnéeNote de bas de page 52.

Il peut toutefois arriver que l’acquisition de données accroisse la concurrence. C’est le cas, notamment, lorsqu’une fusion ou une coentreprise permet à de plus petites entreprises de réunir leurs données et, par conséquent, d’améliorer leurs offres ou de concurrencer plus efficacement les grands joueurs. Il pourrait également advenir qu’une fusion ou une pratique commerciale permette d’offrir des rabais ciblés à des consommateurs. Or, si les entreprises concurrentes ont plus de mal à détecter ce type de rabais, on pourrait observer une diminution des risques de coordination. Cela met toutefois en lumière la nécessité que le Bureau évalue au cas par cas l’impact des fusions et des pratiques commerciales impliquant des données.

III.D.4. Concurrence dynamique et effets non liés aux prix

La concurrence statique se concentre habituellement sur la rivalité des prix et tient pour acquis une série de produits, de services et de concurrents dans un secteur donné. La concurrence dynamique s’entend de l’innovation en matière de produits et de procédés, qui est alimentée de plus en plus par la collecte et l’analyse de données. Il y a concurrence statique lorsque, par exemple, des entreprises se font concurrence sur les prix en vue de vendre un lot de données particulier et il y a concurrence dynamique quand des entreprises améliorent les données qu’elles commercialisent.

Étant donné que l’utilisation des mégadonnées présente des avantages potentiels majeurs pour l’innovation et les autres dimensions de la concurrence qui ne sont pas liées aux prix, l’inverse devrait être aussi vrai : empêcher ses concurrents de créer leurs propres lots de mégadonnées peut nuire à la concurrence en réduisant la qualité et l’innovation. Le Tribunal souligne d’ailleurs l’importance de la concurrence dynamique lorsqu’il écrit, dans sa décision sur le TREB, que cette affaire « [traduction] porte sur la concurrence dynamique, y compris l’innovation, la forme la plus importante de concurrenceNote de bas de page 53 ».

L’évaluation et la prédiction des effets de la concurrence sur les prix et la production dans un contexte où la concurrence dynamique est d’une telle importance comportent des difficultés associées à la mesure et à la quantification de l’innovation. Par contre, les outils empiriques et d’analyse servant, dans les cas de concurrence statique, à évaluer les effets des prix et de la production sont plus perfectionnés et ont reçu l’approbation des tribunauxNote de bas de page 54. Par conséquent, le Tribunal a reconnu que le commissaire devait s’appuyer davantage sur les preuves qualitatives, plutôt que sur les preuves quantitatives, dans les cas où la concurrence dynamique joue un rôle majeur :

« [Traduction] Le Tribunal reconnaît également qu’il pourrait s’avérer encore plus nécessaire que le commissaire s’appuie sur des données qualitatives en matière d’innovation dans des cas comme celui-ci. Notamment parce que la concurrence dynamique est généralement plus difficile à mesurer et à quantifier. Bien sûr, lorsqu’on traite d’innovation, des données statistiques ou empiriques fiables ne sont pas toujours disponibles, et le commissaire pourrait devoir se tourner vers des outils et des instruments plus qualitatifs pour démontrer les effets concurrentiels d’un comportement anticoncurrentiel allégué. Ces preuves pourraient prendre la forme de documents commerciaux, de témoignages et dépositions de témoins, d’analyse de l’industrie, etc.Note de bas de page 55 »

Le Bureau peut s’appuyer sur des essais opportunistes pour analyser les effets concurrentiels. On utilise souvent les essais opportunistes pour évaluer les situations contrefactuelles, car cela permet d’étudier une suite d’événements où des modifications aux conditions concurrentielles (entrée ou retrait d’entreprises, présence de certains concurrents, produits, services, pratiques contractuelles, etc.) sont liées à des modifications au niveau des effets observables. Lorsque les circonstances s’y prêtent, l’étude des événements et de leur impact sur la concurrence dans un marché peut s’avérer extrêmement instructive et permettre l’évaluation des effets potentiels dans un autre marché. Les essais opportunistes peuvent être encore plus importants pour l’évaluation des effets non liés aux prix, puisqu’ils fournissent une estimation mesurable et identifiable des effets d’un changement sur le marché par rapport à la situation de départ. Observer et analyser le niveau de qualité à la suite d’entrées ou de retraits d’entreprises du marché peut s’avérer utile pour estimer la probabilité des effets d’une fusion sur un marché similaire.

Les dimensions non tarifaires de la concurrence comprennent habituellement l’innovation, la qualité, la variété, le service et la publicité. Le respect de la vie privée est un autre effet non lié au prix potentiellement important lié aux mégadonnées. Les entreprises peuvent, compte tenu de l’importance que les consommateurs accordent à leur vie privée, se faire concurrence en ce qui a trait à la protection de la vie privée et à la transparence quant à l’usage qui peut être fait de leurs données. Dans les marchés où les entreprises se livrent concurrence sur la base du respect de la vie privée, les fusions, les coentreprises ou les pratiques monopolistiques peuvent empêcher ou diminuer sensiblement la concurrence en réduisant la concurrence dans ce domaine précis. Prenons, par exemple, deux applications mobiles qui se font concurrence en ce qui concerne le nombre de téléchargements en fonction des restrictions sur l’utilisation des données sur les consommateurs. La fusion des entreprises propriétaires de ces deux applications pourrait réduire sensiblement la concurrence en donnant à l’entité fusionnée la capacité d’exercer un pouvoir de marché par la limitation des garanties relatives au respect de la vie privée après la transaction. Par ailleurs, il convient de noter que ces effets n’amènent pas les entreprises à enfreindre les lois relatives à la protection de la vie privée. La concurrence peut amener les entreprises de mégadonnées à prendre plus de mesures de protection de la vie privée que l’exige la loi de la même façon que la concurrence pourrait pousser un fabricant d’automobiles à concevoir des modèles de voiture qui surpassent les exigences de sécurité et d’émissions.

Lorsqu’un cas porte principalement sur les effets non liés aux prix et sur des données qualitatives, il est possible de quantifier certaines mesures de la qualité, comme la vitesse de livraison d’un produit, le nombre d’options ou de caractéristiques offertes aux consommateurs ou les heures d’ouverture. D’autres facettes de la qualité ne sont pas toujours directement mesurables ou peuvent être plus difficiles à exprimer pécuniairement, comme le respect de la vie privée. Il est difficile de mesurer l’impact des effets non liés aux prix sur le bien-être économique, ce qui pourrait avoir des conséquences sur les dispositions de la Loi qui prévoient la défense fondée sur les gains en efficience, à savoir l’article 96 et le paragraphe 90.1(4) de la Loi, qui s’appliquent respectivement aux fusions et aux ententes entre concurrents. La jurisprudence insiste sur l’importance de quantifier les effets anticoncurrentiels dans la mesure du possible lorsqu’on soulève la défense fondée sur les gains en efficienceNote de bas de page 56.

III.E. Gains en efficience

Bien que l’utilisation des mégadonnées puisse empêcher ou diminuer la concurrence, il convient de réaffirmer que cette utilisation peut également être une source importante d’innovation et de retombées économiques positives. La variété et la grande quantité de données disponibles permettent aux entreprises d’innover de façon spectaculaire et de créer une valeur économique majeure pour les consommateurs. Le vaste éventail de données collectées, traitées et utilisées pour la création de Google Maps, par exemple, a permis à Google d’améliorer son application et de simplifier énormément les recherches d’itinéraires ou d’emplacement d’entreprises locales.

De la même façon, la fusion d’entreprises utilisant des mégadonnées peut entraîner des gains en efficience dynamique. On peut définir l’efficience dynamique comme le lancement optimal de nouveaux produits et procédés de production au fil du temps. Les données acquises lors d’une fusion, par exemple, peuvent permettre à une entreprise d’introduire plus rapidement un nouveau produit sur le marché. Les gains en efficience dynamique peuvent avoir un impact sur les coûts de production de l’entité fusionnée ou sur les caractéristiques des produits et services offerts. Ces gains se distinguent des gains en productivité allégués, comme les réductions d’effectif et les économies d’échelleNote de bas de page 57.

Lorsqu’une fusion, une entente ou un arrangement se traduit par la création, le maintien ou l’accroissement d’un pouvoir de marché, l’article 96 et le paragraphe 90.1(4) de la Loi fournissent un cadre d’analyse dans lequel les gains en efficience susceptibles d’être réalisés à la suite de la fusion, de l’entente ou de l’arrangement sont comparés aux effets anticoncurrentiels susceptibles d’en découler. L’article 96 établit que :

« Le Tribunal ne rend pas l’ordonnance prévue à l’article 92 dans les cas où il conclut que le fusionnement, réalisé ou proposé, qui fait l’objet de la demande a eu pour effet ou aura vraisemblablement pour effet d’entraîner des gains en efficience, que ces gains surpasseront et neutraliseront les effets de l’empêchement ou de la diminution de la concurrence qui résulteront ou résulteront vraisemblablement du fusionnement réalisé ou proposé et que ces gains ne seraient vraisemblablement pas réalisés si l’ordonnance était rendueNote de bas de page 58. »

Dans les cas pertinents, et lorsque les données probantes des parties qui corroborent ces cas lui sont fournies, le Bureau évalue si les gains en efficience qui découleront vraisemblablement d’une fusion ou d’une entente surpasseront et neutraliseront les effets anticoncurrentiels de la transaction.

Les gains en efficience dynamique, y compris ceux découlant de la combinaison de données, sont pertinents dans l’analyse de compromis. Comme pour les autres types de gains en efficience, lorsque le Bureau conclut qu’une fusion, une entente ou un arrangement est susceptible d’empêcher ou de réduire sensiblement la concurrence, le fardeau de la preuve repose sur les parties, qui doivent démontrer que ces gains en efficience sont susceptibles de survenir à la suite de la fusion, de l’entente ou de l’arrangement et qu’ils ne pourraient être obtenus en cas d’ordonnance en vertu de l’article 92 ou de l’article 90.1, et que ces gains surpassent et neutralisent les effets anticoncurrentiels.

Appliquer l’analyse de compromis aux cas de mégadonnées est problématique, car il peut s’avérer compliqué d’évaluer et de quantifier les conséquences d’une fusion sur la capacité et la volonté d’innover. Les gains en efficience dynamique qui résultent de l’amélioration des procédés de production entraînent habituellement une modification des coûts de l’entité fusionnée, qui peuvent être traités de façon semblable aux gains de productivité habituels. Lorsque les gains en efficience dynamique entraînent l’offre de nouveaux produits et services aux clients, ces gains devraient être associés à une augmentation du surplus du consommateur, qui peut être mesurée comme la volonté du consommateur de payer moins pour le nouveau produit que ce qu’il débourse actuellement.

Il existe des méthodes pour évaluer de façon rétrospective l’effet de l’introduction de nouveaux produits sur le bien-être économiqueNote de bas de page 59; toutefois, les allégations relatives aux gains en efficience dynamique sont plus susceptibles de porter sur l’introduction future, voire potentielle, de nouveaux produits. L’analyse de ces allégations dépendra donc ultimement des données disponibles et des caractéristiques des gains en efficience dynamique allégués. Si le gain en efficience allégué concerne l’introduction d’un produit déjà offert dans un autre pays, par exemple, on pourrait alors l’étudier en utilisant ce pays comme lieu d’essai opportuniste. Dans de telles situations, l’évaluation des gains en efficience dynamique représente un défi lié à l’incertitude de l’estimation de l’effet de l’introduction potentielle de nouveaux produits ou de nouveaux procédés de production sur le bien-être économique, comme c’est le cas pour l’évaluation des effets potentiels d’une fusion de mégadonnées ou de pratiques monopolistiques.

III.F. Mesures correctives

Concevoir et mettre en place les mesures correctives appropriées aux fusions anticoncurrentielles et aux pratiques monopolistiques n’est pas une mince affaire. D’autant plus que le Bureau s’efforce d’assurer l’efficacité et la simplicité de l’application de ces mesures, tout en préservant ex ante les incitations à innover (c’est-à-dire éviter les effets dissuasifs involontaires). De plus, les enquêtes sur les mégadonnées comportent des difficultés supplémentaires en raison des problèmes potentiels liés à la propriété intellectuelle et des enjeux ayant trait à la relation initiale entre les fournisseurs et les utilisateurs de données.

III.F.1. Mesures correctives structurelles

Les mesures correctives structurelles impliquent habituellement le dessaisissement des biens. Prenons, par exemple, une fusion entre deux entreprises qui collectent, traitent et vendent des données. Si le Bureau est d’avis que la fusion est susceptible d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence, le dessaisissement d’une des entreprises de données pourrait assurer que l’effet préjudiciable provoqué par la fusion soit réduit, sinon éliminé, de sorte que la concurrence autrement éliminée en raison de la fusion soit maintenue ou préservée. Pour les cas de fusion, le Bureau préfère habituellement les mesures correctives structurelles, car leurs conditions sont plus claires, plus certaines, moins coûteuses à administrer et plus faciles à appliquer. Si, pour les cas de pratique, le dessaisissement des biens est une possibilité, le Bureau utilise habituellement les ordonnances d’interdiction comme mesures correctives (mesures comportementales) afin de remédier au comportement anticoncurrentiel.

Le dessaisissement des données elles-mêmes pourrait également être une mesure structurelle acceptable. L’une des caractéristiques importantes des mégadonnées est qu’elles sont « non rivales », c’est-à-dire qu’elles peuvent être exploitées simultanément par plusieurs utilisateursNote de bas de page 60. Une seule et même usine ne peut être utilisée par plusieurs entreprises simultanément, mais une base de données peut l’être. Il suffit de la copier. Contrairement au dessaisissement d’actifs corporels, l’existence de ces copies ne limite pas la capacité du propriétaire initial de concurrencer ses rivaux. Dans l’enquête sur la fusion de Thomson Reuters, par exemple, les autorités en matière de concurrence s’inquiétaient parce que l’acquisition allait concentrer le pouvoir de marché du secteur de l’approvisionnement de certaines catégories de données financières dans certains marchésNote de bas de page 61. Dans le règlement, Thomson a accepté de céder des copies de certaines bases de données afin de permettre à Thomson Reuters de les utiliser.

Même dans les cas où le dessaisissement semble être une mesure appropriée, des complications peuvent survenir lorsque des mégadonnées sont impliquées, particulièrement si elles doivent être mises à jour après le dessaisissement en raison d’une « durée de conservation » limitée. Partons du principe, par exemple, que l’entreprise A cède une base de données à l’entreprise B, puis que l’entreprise B n’ait plus besoin de l’aide de l’entreprise A pour utiliser ces données de façon concurrentielle. Dans ce cas, l’entreprise A ne peut rien faire après le dessaisissement pour limiter la capacité de l’entreprise B d’utiliser les données de façon concurrentielle. Imaginons maintenant que la valeur des données dépende de mises à jour périodiques que seule l’entreprise A serait en mesure de faire. Si le dessaisissement exige que l’entreprise A effectue ces mises à jour pour l’entreprise B, l’entreprise A aura nécessairement un incitatif pour en transmettre le moins possible à son concurrent. Ce type de situation se produit lorsque l’exécuteur antitrust ne peut émettre d’ordonnance de dessaisissement imposant des actions précises à l’entreprise A afin que l’entreprise B puisse avoir accès aux données et les utiliser (mises à jour, formation, etc.). En pareil cas, l’entreprise A a non seulement un incitatif ex ante à accepter le dessaisissement, mais également un incitatif ex post, de même que la capacité d’agir en contravention à l’intention de l’exécuteur, à savoir permettre à l’entreprise B d’être concurrentielle. La mesure corrective appropriée pourrait, dans ce cas, nécessiter l’ajout d’une composante comportementale (l’exigence que l’entreprise A fournisse des mises à jour précises à l’entreprise B, par exemple), ce qui, comme on l’explique ultérieurement, comporte son lot de difficultés.

III.F.2. Mesures correctives quasi structurelles et comportementales

Dans les cas où les données constituent un intrant (fusions verticales ou pratiques monopolistiques impliquant l’accès à des données servant d’intrant, par exemple) et dans les cas où les données sont le marché pertinent du produit, une mesure corrective structurelle peut ne pas suffire ou s’avérer impossible. Lorsque c’est le cas, le Bureau essaiera probablement d’opter pour une mesure quasi structurelle ou comportementale (ou une combinaison des deux). Une mesure corrective quasi structurelle modifie la structure d’un marché en favorisant la concurrence (en réduisant les obstacles à l’entrée, par exemple), même si elle n’implique pas nécessairement la vente d’une entreprise, en tout ou en partie. Un exemple courant de mesure corrective quasi structurelle est l’octroi de droits de propriété intellectuelle. Les mesures correctives comportementales, qui dictent pour leur part ce que la cible peut ou ne peut pas faire, devraient chercher à favoriser la concurrence plutôt qu’à contrôler les résultats. Même dans les cas n’impliquant pas des données, la conception de mesures correctives quasi structurelles et comportementales représente un défi, car elles sont difficiles à reproduire dans un marché concurrentiel, si l’on ne surveille pas le marché de près à court ou à long termeNote de bas de page 62.

Les mesures correctives aux pratiques anticoncurrentielles impliquant des mégadonnées peuvent inclure l’obligation de cesser des agissements particuliers. En réaction aux inquiétudes relatives au fait que les conditions d’utilisation de l’API pour AdWords de Google empêchent les développeurs de logiciels qui aident les entreprises à gérer leurs campagnes publicitaires dans les moteurs de recherche de transférer facilement des renseignements entre les campagnes publicitaires sur Google et celles sur des plateformes concurrentes, par exemple, Google s’est engagé à ne pas réintroduire les dispositions restrictives de l’API au Canada et aux États-Unis, ni aucune autre disposition du genre ayant le même effet, pendant une période de cinq ansNote de bas de page 63.

Au-delà de l’obligation de mettre fin à certains agissements, une mesure corrective appropriée pourrait, dans des circonstances exceptionnelles, exiger que les données soient rendues accessibles aux concurrents afin qu’ils puissent les utiliser comme intrants (par l’octroi obligatoire de propriété intellectuelle, par exemple), ce qui n’est pas nouveau en matière d’antitrust. Dans ce type d’affaires, les données peuvent être vues comme une « installation essentielle », ce qui signifie qu’une entreprise qui ne pourrait y avoir accès ne serait pas en mesure d’être véritablement concurrentielle dans un marché en aval. Assurer l’accès aux données pourrait donc être une mesure corrective quasi structurelle appropriée pour permettre aux concurrents potentiels du marché en aval de surmonter leur principal obstacle à l’entrée. Toutefois, les considérations liées aux droits de propriété intellectuelle et la structure des relations avec les fournisseurs de données peuvent complexifier la conception et la mise en place de mesures correctives dans les cas impliquant des données. Le Bureau est conscient que rendre obligatoire l’octroi de données pourrait endiguer les mesures incitatives à l’innovation.

Il est parfois difficile, lorsque l’entreprise agit comme agrégateur de données, d’identifier le propriétaire des données. Est-ce l’entreprise qui a collecté les données au départ ou l’agrégateur?De plus, la nature de la relation et des ententes entre les fournisseurs de données initiaux et la cible de l’enquête du Bureau peut aussi constituer un obstacle à l’accès obligatoire aux données. Cet accès obligatoire peut, par exemple, nécessiter le consentement des fournisseurs de données initiaux, bien qu’un tel consentement ne soit pas requis pour respecter une ordonnance de la cour ou les exigences d’une loi.

IV. Mégadonnées et cartels

Dans cette partie du présent document de travail, on abordera les enjeux liés aux mégadonnées et aux cartels. Dans la partie IV.A, on s’intéressera aux mégadonnées, aux algorithmes d’établissement des coûts et aux cartels. Dans la partie IV.B, on réfléchira au parallélisme conscient et à l’utilisation unilatérale de données et d’algorithmes sur le marché. Enfin, dans la partie IV.C, on discutera des pratiques facilitantes et des précautions à prendre en ce qui concerne les agissements qui favorisent la formation de cartels de données.

Au Canada, les collaborations entre les concurrents qui ne constituent pas des restrictions pures et simples à la concurrence (les coentreprises, les alliances stratégiques ou les contrats de franchisage, par exemple) ne sont pas traitées comme des cartels criminels. Par conséquent, elles ne seront pas abordées dans le présent document de travail. Ces formes de collaboration entre les concurrents peuvent toutefois faire l’objet d’un examen en vertu d’une disposition civile, dont l’article 90.1 de la Loi, lequel interdit les ententes uniquement dans les cas où elles sont susceptibles d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence. Les Lignes directrices sur la collaboration entre concurrents du BureauNote de bas de page 64 sont une bonne source d’information sur l’approche générale du Bureau en ce qui concerne l’application de l’article 45 et de l’article 90.1 de la Loi dans les cas de collaborations entre concurrents.

IV.A. Mégadonnées et cartels injustifiables

Les cartels injustifiables sont reconnus comme étant la forme la plus flagrante de comportement anticoncurrentiel. Des mesures visant à interdire un tel comportement, qui existent dans la plupart des territoires, sont fondées sur une règle de droit puisqu’un accord de cartel vise expressément à limiter ou à réduire la concurrence. Les dispositions relatives aux cartels criminels interdisent toute entente entre les concurrents visant à fixer les prix, à attribuer des marchés ou à réduire la production de façon à restreindre purement et simplement la concurrence (article 45 de la Loi). Les ententes non divulguées entre des concurrents relatives à un appel d’offres ou à une soumission sont également interdites (article 47). À l’instar des infractions criminelles, les cartels impliquent une notion de mens rea, ou d’intention criminelle de la part des conspirateurs comme élément essentiel à leur existence.

Ce n’est pas d’hier que les cartels utilisent les données pour faciliter et mettre en œuvre des ententes. Dans les années 1990, le cartel des vitamines ayant conclu une entente en vue de fixer les prix dans plusieurs pays en est d’ailleurs un bel exempleNote de bas de page 65. L’objectif sous-jacent de l’entente était de stabiliser la part du marché mondial de chaque producteur et de contrôler le volume des extrantsNote de bas de page 66. Les fabricants avaient partagé des renseignements sur le volume d’extrants et analysé une grande quantité de données et de registres comptablesNote de bas de page 67 afin de surveiller la mise en œuvre et la conformité. Les données ont joué un rôle important dans l’atteinte de leur objectif commun.

Il n’est pas surprenant que les cartels tirent profit des innovations technologiques pour faciliter leurs opérations. Plus particulièrement, les mégadonnées offrent des moyens de plus en plus novateurs de communiquer et de partager des renseignements numériques et, par conséquent, des façons plus sophistiquées de comploter. Les mégadonnées servent à étalonner les algorithmes de prix, qui ajustent les taux presque instantanément, et peuvent s’avérer des outils puissants lorsqu’ils se retrouvent entre les mains de conspirateurs qui cherchent à manipuler le marché. Ces derniers pourraient, par exemple, s’entendre sur l’utilisation d’un même algorithme afin de maintenir les prix d’un vaste éventail de produits. Ou encore, un cartel pourrait partager d’importants lots de données sur les stocks afin de faciliter une entente visant à limiter les extrants, puisque chaque conspirateur pourrait alors surveiller la production de ses concurrents.

Or, d’un point de vue théorique, les mégadonnées ne changent rien aux éléments essentiels des affaires de cartel. Afin d’établir une infraction de complot au Canada et dans de nombreux pays, il faut démontrer l’existence d’une entente ou d’une « volonté commune » entre les coconspirateurs. Les mégadonnées peuvent introduire des façons plus efficaces et efficientes de mettre en œuvre et d’administrer un cartel, mais il ne s’agit pas d’un nouveau type d’activité. En dépit de la sophistication accrue des outils, l’infraction demeure fondée sur l’entente elle-même.

La mise en accusation, en 2015, du département de la Justice des États Unis à l’encontre de plusieurs entreprises du Royaume-Uni qui auraient comploté afin de fixer les prix d’affiches vendues par le truchement d’Amazon Marketplace est un exemple de façon novatrice d’administrer un cartelNote de bas de page 68. Selon le département de la Justice, les coconspirateurs ont « [traduction] adopté des algorithmes de prix précis pour la vente de certaines affiches dans le but de coordonner les changements de leurs prix respectifs et ont inscrit un code informatique afin que le logiciel d’algorithme établisse les prix conformément à cette ententeNote de bas de page 69 ». Cette innovation est devenue nécessaire lorsque le changement de prix manuel a commencé à devenir trop chronophage. La Competition and Markets Authority du Royaume-Uni a également imposé une amende à l’entreprise après avoir mené une enquête sur le cartel et rendu une décision d’infractionNote de bas de page 70.

Un autre exemple concernant une plateforme en ligne est la décision rendue par la Cour de justice de l’Union européenne dans l’affaire Eturas UAB (Eturas)Note de bas de page 71. Dans cette affaire, des agences de voyages avaient conclu une entente avec un système de réservation de voyages en ligne, Eturas, afin d’offrir une plateforme de réservation de voyages sur leurs sites Web. Le contrat de licence n’incluait pas de disposition relative à la fixation des prix, toutefois, Eturas avait instauré un plafond pour les rabais et envoyait des notifications par courriel aux agences de voyages. Même si l’analyse juridique visait à déterminer si les agences de voyages étaient au courant et avaient exprimé une intention commune de limiter les rabais, cette affaire illustre que toute communication entre des utilisateurs d’une plateforme en ligne peut mener à une entente illégale, au même titre que les ententes d’arrière-boutique.

IV.B. Mégadonnées et parallélisme conscient

Dans cette partie, on s’intéresse à l’utilisation unilatérale des mégadonnées par les entreprises lorsqu’il n’existe aucune entente visant à limiter la concurrence. Même en l’absence d’une telle entente, les entreprises peuvent adopter un comportement conciliant à la suite d’une surveillance unilatérale et en réponse aux actions des concurrents. Ce type de comportement, appelé communément « parallélisme conscient », inclut les situations où des concurrents adoptent de manière unilatérale des prix ou des pratiques commerciales similaires ou identiques. Un tel comportement est le résultat de stratégies rationnelles et de stratégies de maximisation des profits axées sur les observations des tendances du marché et les activités des concurrents.

Le parallélisme conscient ne relève pas de la lutte contre les cartels. Cependant, si une fusion ou toute autre pratique commerciale augmente, par l’intermédiaire du parallélisme conscient, le risque de résultats coordonnés, cette fusion ou autre pratique commerciale pourrait être interdite en vertu des dispositions civiles de la Loi, car elle diminue ou empêche la concurrence.

À l’ère d’une économie numérique en constante évolution, les entreprises choisissent de nouvelles façons d’utiliser les outils de données afin d’observer et d’analyser le comportement des consommateurs et de leurs concurrents. Les logiciels peuvent maintenant surveiller les prix de la concurrence pour des milliers de produits et réagir en conséquence en ajustant rapidement les prix pour un vaste éventail de produits semblables. Les entreprises ont de plus en plus recours aux algorithmes de prix automatisés, ou aux « robots Web », au lieu de surveiller et d’ajuster manuellement les prixNote de bas de page 72. Dans cet exemple particulièrement évocateur, une « guerre des prix automatisés » a fait en sorte que le prix d’un livre en vente sur Amazon soit affiché à plus de 23 millions de dollars après l’utilisation par deux vendeurs d’algorithmes pour ajuster leurs prix en fonction de l’offre de l’autreNote de bas de page 73. Même s’il s’agit d’un cas extrême, il démontre que les algorithmes peuvent avoir des conséquences réelles sur les marchés en ligne où il n’est pas nécessaire de changer physiquement les étiquettes de prix des produits ou d’imprimer de nouveaux catalogues et où les changements peuvent être instaurés instantanément. Avec ces nouveaux outils, les mégadonnées ont créé un environnement qui permet aux concurrents de mieux « percevoir » le marché et de réagir plus rapidement aux changements de comportement des consommateurs et des concurrents.

Même si les activités de surveillance sont aujourd’hui plus sophistiquées, elles ne sont pas nouvelles. Prenons l’exemple d’un détaillant d’essence qui observe un concurrent d’un quartier avoisinant afficher de nouveaux prix et qui ajuste les siens en conséquence. Les données recueillies par le détaillant à partir d’information publique (le prix inscrit sur le tableau d’affichage) sont analysées afin d’élaborer une stratégie de concurrence au sein de l’industrie de l’essence locale, en ajustant son propre prix. Cet exemple peut sembler simple comparativement aux marchés complexes et multifactoriels qui existent de nos jours, mais les activités de surveillance de cette nature sont monnaie courante.

Les entreprises ne font pas figure de novice en matière d’analyse de données recueillies sur leurs concurrents. Par exemple, la Cour suprême du Canada a rendu un jugement il y a plus de 35 ans sur l’utilisation de formules pour l’établissement de prix dans l’affaire Atlantic SugarNote de bas de page 74. La Couronne y accusait des exploitants de raffineries de sucre de l’Est du Canada d’avoir mis sur pied un système de fixation des prix. Les allégations étaient fondées sur la stabilité des parts du marché, l’uniformité des prix et l’affichage public des prix d’un exploitant. La Cour a toutefois statué que la valeur marchande était le résultat de « décisions indépendantes, appelées “décisions consciemment parallèles” qui ne sont pas illégalesNote de bas de page 75 ». La Cour avait toutefois ajouté ce qui suit :

« La preuve fait clairement ressortir toutefois que non seulement les concurrents de Redpath [l’un des accusés] prenaient connaissance sur-le-champ de sa liste de prix dès qu’elle était affichée dans le hall de l’édifice, mais encore qu’ils parvenaient, à la longue, à découvrir son système de fixation de prix par déduction à partir de données disponibles. Le juge de première instance a pourtant conclu, justement à mon avis, que cela ne constituait pas un complot en vue de maintenir l’uniformité des prix conformément au système de Redpath mais simplement des « décisions consciemment parallèlesNote de bas de page 76. »

L’affaire Atlantic Sugar illustre bien comment l’utilisation unilatérale d’algorithmes plus sophistiqués permet d’élargir les pratiques des entreprises, et cela même avant l’arrivée des technologies modernes. Grâce à de meilleures technologies, les entreprises peuvent observer ce que fait un concurrent (au moyen d’un logiciel de surveillance plutôt que d’une personne qui lit une liste de prix) et ajuster leurs prix (avec un algorithme plutôt qu’avec l’intervention humaine) afin de maximiser leurs profits.

Enfin, lorsqu’il est question de parallélisme conscient, les mégadonnées sont plus susceptibles d’offrir une différence de degré plutôt que de nature.

Étant donné que la pratique du parallélisme conscient de manière purement unilatérale n’engage pas la responsabilité criminelle de son auteur dans de nombreux territoires, y compris au Canada, il serait difficile de considérer l’utilisation des mégadonnées comme étant une activité illicite dans un contexte de surveillance d’un concurrent. En d’autres termes, on s’entend largement pour dire que la surveillance unilatérale et les réponses aux données recueillies sur un concurrent sont des activités légales. Modifier cette situation de manière à ce que l’utilisation des mégadonnées soit considérée illégale dans le cadre d’activités qui seraient autrement légales lorsque de simples données sont utilisées serait pratiquement irréalisable, puisqu’il faudrait dresser une fine ligne pour déterminer à partir de quel moment de simples données deviennent des mégadonnées.

À défaut de pouvoir modifier cette réalité, un changement intégral de la perception du parallélisme conscient dans le cadre de la lutte aux cartels s’impose. Cette option est toutefois peu attrayante, car elle engendrerait des modifications drastiques en ce qui a trait à l’application des lois dans un secteur important de l’économie et mettrait possiblement un frein à l’utilisation novatrice des mégadonnées en vue de favoriser la concurrence. Autrement dit, dans certains cas, les données sur les concurrents peuvent atténuer la concurrence (lorsque les participants de l’industrie reconnaissent que leurs décisions comportent un certain degré d’interdépendance). Mais dans d’autres cas, les données recueillies peuvent stimuler la concurrence (des entreprises encouragées à innover ou à pénétrer des segments du marché encore inexplorés si elles remarquent que des concurrents sont actifs dans cette sphère). L’analyse des données sur les concurrents peut donc s’avérer un outil essentiel pour repérer de telles occasions.

IV.C. Mégadonnées et pratiques facilitantes

Lorsque des cas dépassent l’analyse et la collecte purement unilatérales, des questions plus nuancées s’imposent. En effet, les cas où un comportement parallèle s’accompagne de « pratiques facilitantes » peuvent soulever certaines inquiétudes en vertu de la Loi. Dans plusieurs territoires, y compris le Canada, les pratiques facilitantes englobent des activités susceptibles de faciliter une entente entre des concurrents ou peuvent être des indicateurs de l’existence d’une telle ententeNote de bas de page 77. Au Canada, le paragraphe 45(3) de la Loi prévoit expressément que dans une poursuite intentée le tribunal peut déduire l’existence du complot, de l’accord ou de l’arrangement en se basant sur une preuve circonstancielle, avec ou sans preuve directe de communication entre les présumées parties à l’entente. Les pratiques facilitantes peuvent donc être examinées dans le contexte d’un régime de cartels, mais elles peuvent également être visées par les dispositions de la Loi qui portent sur l’infraction civile d’accords anticoncurrentiels (article 90.1). On peut également voir dans les pratiques facilitantes des comportements unilatéraux qui, bien que n’étant pas régis par des ententes traditionnelles, limitent néanmoins la concurrenceNote de bas de page 78. Cette seconde interprétation ne trouve pas application dans le régime canadien de cartels.

Quelques exemples de pratiques facilitantes incluent la circulation des listes de prix aux concurrents, l’annonce à l’avance des modifications de prixNote de bas de page 79, l’adoption de systèmes de prix semblablesNote de bas de page 80, les clauses de « nations les plus favorisées », des points de référence convenus concernant l’établissement des prix, des ententes sur le prix minimal annoncéNote de bas de page 81 et la participation aux réunions ordinaires avec les concurrents avant une période de stabilité. Si certaines pratiques facilitantes peuvent avoir une fin commerciale légitime, elles peuvent également aider les concurrents à coordonner leurs pratiques de manière plus efficace et, ultimement, se traduire par des comportements anticoncurrentiels. Faire la distinction entre une pratique qui résulte de l’interdépendance et une autre qui franchit la ligne des pratiques criminelles et illégales n’est pas une tâche facile. La table ronde sur les pratiques facilitantes de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) suggère qu’une pratique facilitante illégale doit être dénoncée uniquement en cas de pratiques fautives pouvant mener à l’ordonnance d’une mesure de redressementNote de bas de page 82. Les pratiques fautives dépendent des règles d’un territoire et de l’approche de ce territoire quant à l’établissement de la preuve d’accord ou d’arrangement entre les concurrents.

Les mégadonnées et les algorithmes peuvent élargir l’éventail des activités qui constituent des pratiques facilitantes. Puisqu’il y a peu de cas qui chevauchent la question des cartels et des mégadonnées, les exemples suivants illustrent le type d’outils et de plateformes numériques qui pourraient se transformer en motifs de préoccupation relatifs à l’antitrust et ne doivent pas être considérés comme des exemples de comportement problématique.

Divulguer son algorithme des prix à ses concurrents, par exemple, peut être perçu comme équivalant à leur distribuer sa liste des prix. Dans certaines industries, plus particulièrement celles où le pouvoir de marché se concentre autour d’un petit nombre de concurrents, le fait de disséminer l’information sur les prix à l’aide d’une plateforme numérique peut être perçu comme une pratique facilitante qui se traduit par une hausse de prix. Les concurrents peuvent alors proposer des prix plus élevés selon leur évaluation de la réaction concurrentielle sans courir le risque de perdre des affaires en raison des prix inférieurs de la concurrence. Le cas de United States v. Airline Tariff Publishing Company (836 F. Supp, 9 [D.D.C. 1993]), où le gouvernement des États Unis alléguait que plusieurs compagnies aériennes fixaient les prix en utilisant un service de dissémination des prix des billets, facilitant ainsi un partage rapide des informations, constitue un bon exemple. Même si la plateforme avait une fin commerciale légitime (informer les consommateurs du prix des billets), elle permettait également aux compagnies aériennes de signaler les augmentations des prix éventuelles auxquelles les concurrents allaient s’ajuster.

Autre exemple, l’Australian Competition and Consumer Commission (ACCC) a intenté une action contre un service de communication des prix et quatre détaillants de produits pétroliers en raison de leur utilisation d’un service d’échange des prix qui divulguait de l’information à jour sur le prix de l’essence à intervalles de 15 à 30 minutesNote de bas de page 83. Seuls les participants au système avaient accès à ces données et la résolution adoptée en vue d’atténuer les préoccupations relatives à la concurrence consistait à rendre publiques les mises à jour sur les prix afin que les consommateurs et les organismes tiers y aient également accès pendant cinq ans. Le partage d’information de cette manière peut être considéré comme une pratique facilitante, plus particulièrement en raison de la fréquence et de la vitesse de circulation de l’information.

Avec les technologies sur les mégadonnées qui ne cessent d’évoluer, il est difficile de prédire de quelles façons elles faciliteront les accords ou arrangements anticoncurrentiels ou indiqueront l’existence de tels accords ou arrangements. Chaque scénario est unique et dépendra des faits propres à la situation donnée. Quoi qu’il en soit, les entreprises qui adoptent de telles pratiques s’exposent à des risques, plus particulièrement si les résultats s’apparentent à ceux qu’on aurait obtenus par la collusion. Dans le contexte des mégadonnées, les acteurs du marché doivent demeurer vigilants afin de s’assurer que l’utilisation des nouvelles technologies, y compris les algorithmes, ne se traduit pas par un comportement anticoncurrentiel. Ces outils doivent être conçus et mis en place dans le respect des loisNote de bas de page 84.

V. Mégadonnées et pratiques commerciales trompeuses

Il est essentiel d’avoir des consommateurs avertis pour assurer une économie juste et prospère. Par conséquent, en plus de promouvoir des marchés concurrentiels, le Bureau privilégie une publicité qui est véridique, décourage les pratiques commerciales substantiellement trompeuses et encourage la divulgation d’informations suffisantes afin de permettre aux consommateurs de faire des choix éclairés. L’accent que met le Bureau sur le caractère substantiel souligne l’importance du lien entre les indications et le comportement du consommateur.

Or, il convient de mentionner que les mégadonnées présentent aussi un avantage pour les consommateurs en leur permettant de faire des choix avisés. Par définition, la publicité ciblée fournit de l’information susceptible d’être pertinente et utile à un groupe de consommateurs donné, par exemple. De même, les données de géolocalisation permettent aux entreprises d’offrir aux consommateurs des publicités en fonction de leur localité. Néanmoins, une telle innovation ne devrait pas compromettre le droit du consommateur à de franches publicités.

Les contextes dans lesquels les entreprises participent à des pratiques commerciales trompeuses sont nombreux, et les mégadonnées pourraient en être un nouvel exemple. Toutefois, même dans ce nouveau contexte, les règles relatives à la publicité trompeuse s’appliquent au même titre que dans des contextes plus familiers. Enfin, bien que les détails puissent différer d’un cas à l’autre, l’analyse et la motivation des décisions en matière d’application de la loi sont guidées par le même principe directeur : les entreprises ne doivent pas induire les consommateurs en erreur. Bien que les consommateurs souhaitent profiter des possibilités offertes par les mégadonnées, ils sont également inquiets de la façon dont leurs données pourraient être recueillies et utilisées et surtout de la possibilité qu’elles soient recueillies et utilisées sans qu’ils le sachent et sans leur consentementNote de bas de page 85. Le Bureau veille donc à s’assurer que l’avènement des mégadonnées n’ébranle pas la confiance des consommateurs envers le marché afin que toute la population canadienne puisse en profiter. Les entreprises qui collectent ou utilisent des mégadonnées doivent satisfaire aux exigences des dispositions de la Loi relatives aux pratiques commerciales trompeuses chaque fois qu’elles donnent une indication ou permettent que soit donnée une indication afin de promouvoir leurs produits ou intérêts commerciaux.

Le cycle de vie des mégadonnées peut se diviser en quatre phases :

  1. collecte,
  2. compilation et consolidation,
  3. analyse, et
  4. utilisationNote de bas de page 86.

Les consommateurs participent souvent à la première phase du cycle de vie, la collecte, puisqu’ils sont parfois la source initiale des données. Ils participent aussi à la dernière phase, l’utilisation, lorsque les entreprises utilisent les mégadonnées pour promouvoir leurs produits et services. Les consommateurs ont un rôle moindre dans les deuxième et troisième phases. On dressa, dans la partie suivante, un portrait de cette démarcation et l’on illustrera comment les principes relatifs aux pratiques commerciales trompeuses et à l’application de la Loi en matière de pratiques commerciales trompeuses s’appliquent aux phases de collecte et d’utilisation séparément.

V.A. Collecte des données

Les avancées au chapitre des technologies de l’information permettent aux entreprises de collecter d’importantes quantités de données de diverses sources. Thomson Reuters, par exemple, fournit plusieurs types de données sur le marché à des clients exerçant des activités dans différents secteurs du milieu des financesNote de bas de page 87. Les entreprises de production et d’extraction pétrolières, quant à elles, utilisent des données géologiques précises sur leurs zones d’exploitation pour évaluer la probabilité de la présence de zones exploitables dans les environsNote de bas de page 88. Google collecte des données auprès des utilisateurs, notamment les renseignements que ces derniers fournissent au moment de s’inscrire (nom et numéro de téléphone, notamment), de même que des informations provenant de l’utilisation des services Google (renseignements propres à l’appareil ou géolocalisation, en outre)Note de bas de page 89.

Les exemples précédents ne sont que quelques-unes des façons de recueillir des données. Même si dans certains cas les consommateurs fournissent leurs renseignements de manière consciente et délibérée, il arrive parfois qu’ils ne soient pas pleinement conscients des nombreux types de données qu’ils fournissent. Un certain nombre de services en ligne et d’applications mobiles, par exemple, collectent des données de manière subtile, certains services en ligne existant uniquement pour extraire des données des consommateurs.

Les préoccupations relatives aux pratiques commerciales trompeuses sont importantes, plus particulièrement dans les cas où les consommateurs ignorent que leurs données sont recueillies, et cela pour au moins deux raisons. Premièrement, ce type de collecte est secondaire à l’objectif principal du consommateur qui utilise le service ou l’application. L’objectif principal d’un consommateur qui utilise une application de lampe de poche, par exemple, est de voir dans le noir; ce n’est pas de transmettre des données. Par conséquent, le consommateur qui génère de telles données pourrait voir son attention détournée de cet objectif et oublier de déployer les mécanismes de protection nécessaires (comparaison des prix, recherches, etc.). Deuxièmement, si les entreprises entrevoient la possibilité de monnayer leurs données, elles peuvent choisir de collecter des données qui ne sont pas liées à la fonctionnalité visée par le consommateur. N’étant pas conscients de cette stratégie, les consommateurs pourraient ne pas comprendre le type de données collectées et les différentes utilisations qui pourraient en être faites.

Les entreprises peuvent recueillir de l’information auprès des consommateurs et l’utiliser pour vendre d’autres produits aux consommateurs ou elles peuvent recueillir de l’information et la revendre à des tiers. Dans les deux cas, des indications sont données relativement à la collecte de données et ces indications servent à promouvoir les intérêts commerciaux de l’entreprise recueillant l’information. La collecte de données est donc sans contredit un secteur où les principes relatifs aux pratiques commerciales trompeuses sont particulièrement importants. Dans le cadre de son mandat, le Bureau examine depuis toujours les pratiques visant à induire en erreur les consommateurs dans le cadre de l’achat d’un produit ou service. L’ère nouvelle des mégadonnées peut justifier qu’une plus grande attention soit désormais portée aux indications qui induisent les consommateurs en erreur lorsqu’ils doivent transmettre des renseignements personnels. Dans les deux prochaines parties, on abordera la question des tactiques employées par les entreprises à cette fin, à savoir les indications fausses ou trompeuses concernant le type de données recueillies, la finalité de la collecte des données, la façon dont les données seront utilisées, conservées et effacées, et l’omission de divulguer de façon appropriée l’information dont les consommateurs ont besoin pour faire des choix éclairés. Ces parties mettent en évidence un thème récurrent concernant les mesures d’application de la Loi à l’encontre des pratiques commerciales trompeuses : les entreprises ne doivent pas induire les consommateurs en erreur.

V.A.1. Déclarations fausses ou trompeuses

Lorsque les entreprises donnent des indications fausses ou trompeuses au sujet de leur collecte de données, les consommateurs peuvent être incités à fournir de l’information qu’ils n’auraient pas autrement fournie. Ces indications trompeuses peuvent porter sur la façon dont les données seront utilisées, conservées, diffusées et, finalement, effacées.

Un exemple classique d’indication trompeuse est la « génération de pistes en ligne ». Les entreprises utilisent des générateurs de pistes pour identifier les consommateurs susceptibles d’être intéressés par leurs produits ou services. La génération de pistes en ligne commence habituellement lorsque les consommateurs remplissent un formulaire d’un site Web lié à un produit ou à un service d’intérêt. Les opérateurs de ces sites Web, aussi appelés « éditeurs » ou « affiliés », peuvent ensuite vendre les informations recueillies auprès des consommateurs aux acheteurs finaux (marchands et annonceurs qui vendent des produits et services) ou à des entreprises de plus grande taille (les agrégateurs) qui compilent ces données avant de les revendre à des acheteurs finaux. Les affiliés, qui retirent un avantage lorsque les consommateurs divulguent de l’information, les encouragent donc à le faire. Or, les affiliés, et les entreprises, en général ne devraient jamais donner des indications trompeuses pour inciter les consommateurs à fournir des renseignements personnelsNote de bas de page 90. Par exemple, un consommateur qui magasine en ligne des services d’assurance pourrait remplir un formulaire du genre « Accédez directement à tous les meilleurs taux avec nous — sans intermédiaire! » alors que l’exploitant du site Web vend les renseignements des consommateurs à des agrégateurs qui les revendent ensuite à des compagnies d’assurance.

Pour certains consommateurs, les indications sur la façon dont leurs données seront traitées peuvent être un facteur déterminant au moment de décider de soumettre leurs renseignements. Par conséquent, les indications des entreprises sur la façon dont les données seront conservées, diffusées puis effacées peuvent influer sur la décision du consommateur de fournir ou non ses renseignements personnels. Autrement dit, les entreprises doivent donner des indications véridiques sur la façon dont les données recueillies seront utilisées. Par exemple, la Federal Trade Commission des États Unis a intenté une action contre Snapchat après que l’entreprise a déclaré que les « snaps » (photos et messages vidéo envoyés par l’entremise de leur service) allaient disparaître à jamais après une période choisie par l’expéditeur, alors que dans les faits les destinataires pouvaient utiliser diverses méthodes simples pour sauvegarder les photos et messages vidéo indéfinimentNote de bas de page 91.

Dans le contexte de la Loi, les indications fausses ou trompeuses sur un point important qui visent à obtenir un consentement pour la collecte, l’utilisation et la divulgation d’information peuvent s’avérer préoccupantes.

V.A.2. Divulgation inadéquate

En plus de donner des indications véridiques concernant le type de données recueillies et la façon dont elles seront utilisées, conservées et effacées, les entreprises doivent donner aux consommateurs l’occasion de faire un choix éclairé avant d’accepter que leurs données soient recueillies. Autrement dit, les entreprises doivent divulguer les renseignements dont les consommateurs ont besoin pour faire des choix éclairés.

Toute dissimulation d’information importante peut rendre une indication trompeuse. Avec l’omniprésence des technologies de l’information, les consommateurs peuvent ignorer qu’ils génèrent des données. Par exemple, en utilisant un téléphone intelligent pour effectuer une recherche en ligne, jouer à un jeu ou même utiliser une application de lampe de poche, les consommateurs peuvent générer des données de géolocalisation ou des données sur leurs préférences personnelles et leurs intérêts, par exemple. Les entreprises ont grand intérêt à collecter ces données dans la mesure où elles peuvent être monnayées. Toutefois, ces données peuvent être recueillies auprès des consommateurs à leur insu, sans qu’ils ne sachent que leurs renseignements sont collectés, compilés et commercialisés. La divulgation inadéquate par les publicitaires de renseignements substantiellement importants pour le consommateur est une préoccupation importante en matière de concurrence.

L’action intentée par la Federal Trade Commission des États Unis contre Goldenshores Technologies est intéressanteNote de bas de page 92. Goldenshores Technologies commercialisait un produit sous forme d’application mobile appelée « Brightest Flashlight Free » et, selon Google Play, cette application était l’une des applications gratuites les plus téléchargées. Or, l’application transmettait des données à partir de l’appareil (ou en permettait la transmission), y compris la géolocalisation précise et les renseignements servant à identifier le type d’appareil. La FTC a intenté une poursuite, puis a conclu une entente avec l’entreprise au motif que les indications données par l’entreprise étaient de nature trompeuse du fait qu’elles ne divulguaient pas ou ne divulguaient pas de manière adéquate que l’application transmettait ou permettait la transmission de données à de tierces parties, y compris à des réseaux de publicité, et que ces éléments jouent un rôle déterminant dans la décision d’un utilisateur d’installer l’application.

Essentiellement, les entreprises s’exposent à des risques lorsqu’elles collectent des données que les consommateurs ne s’attendent normalement pas à ce qu’elles soient recueillies et qu’elles cachent cette information importante dans les clauses relatives aux conditions d’utilisation que les consommateurs ne seront pas portés à lire. Les consommateurs ont une impression générale du type de données recueillies et de leur utilisation; les entreprises doivent veiller à ce que cette impression générale corresponde aux données recueillies et à leur utilisation réelle. La collecte et l’utilisation de données qui dépassent les attentes raisonnables des consommateurs augmentent les risques de pratique trompeuse.

V.B. Utilisation, conservation et élimination des données

Les entreprises peuvent vendre les mégadonnées directement à certaines compagnies ou les utiliser comme intrant dans un autre produit vendu aux consommateurs. Lorsqu’une entreprise vend des mégadonnées directement à d’autres entreprises, les dispositions relatives aux pratiques commerciales trompeuses s’appliquent directement, comme dans le cas de la vente d’un produit ou service. On n’abordera pas, dans la présente partie, l’application des pratiques commerciales trompeuses dans ces cas précis. On s’intéressera plutôt aux situations où les entreprises utilisent les mégadonnées comme intrant. On y présente également quelques exemples où les mégadonnées peuvent être utilisées de cette manière afin de démontrer que le simple principe directeur des pratiques commerciales trompeuses, à savoir que les entreprises ne doivent pas induire les consommateurs en erreur, s’applique de manière simple et directe.

V.B.1. Utilisation des mégadonnées pour cibler les victimes de tromperie

L’application la plus importante des mégadonnées se retrouve peut-être dans la publicité et dans le marketing ciblés. Bien que la publicité ciblée peut offrir certains avantages aux consommateurs en leur donnant, par exemple, accès à du contenu et à des recommandations personnalisés, elle peut également être utilisée pour cibler les consommateurs qui sont particulièrement vulnérables aux pratiques trompeuses.

La Federal Trade Commission des États Unis a recensé des cas où les entreprises utilisent des mégadonnées pour cibler des consommateurs en vue d’adopter des pratiques trompeuses. Plus précisément, Jessica Rich, directrice du Bureau of Consumer Protection de la FTC, a observé « [traduction] une hausse des capacités des arnaqueurs à acheter des renseignements détaillés sur les consommateurs et à les utiliser pour commettre une fraude. La FTC a été témoin de nombreuses arnaques relatives à une dette fantôme au cours des dernières années, où les entreprises communiquent avec les consommateurs qui auraient présenté une demande de prêt sur salaire par le passé — ou auraient simplement visité un site de prêt sur salaire — et exigent le remboursement de dettes inexistantesNote de bas de page 93 » FTC c. Stark Law, LLC est un exemple d’une telle arnaqueNote de bas de page 94. Dans cette affaire, les défendeurs ont acheté les renseignements sur les prêts sur salaire de consommateurs à des agrégateurs de pistes, puis ont utilisé ces données pour faire des retraits non autorisés de leurs comptes bancaires. Il y a des avantages pour les consommateurs à fournir des renseignements pour les prêts sur salaire. Par exemple, fournir certaines données peut accélérer le processus d’approbation et mettre les consommateurs en relation avec des prêteurs potentiels. Toutefois, quand une entreprise sans scrupules utilise les données recueillies à des fins illégales, les consommateurs n’en retirent aucun avantage. Les entreprises peuvent aussi cibler leurs victimes autrement que par l’achat de données. Une entreprise, par exemple, peut suivre l’historique de navigation en ligne d’un consommateur afin de vérifier s’il a un lien avec une certaine banque. Dès que la relation est décelée, l’entreprise utilise cette information dans le cadre d’une campagne d’hameçonnage ciblé visant à obtenir la divulgation de renseignements confidentielsNote de bas de page 95.

Les articles 52, 53 et 74.1 de la Loi indiquent expressément que la « vulnérabilité » est un facteur aggravant que les tribunaux doivent prendre en compte au moment de rendre leur sentence et de déterminer le montant de la sanction administrative pécuniaire. Dans ce contexte, l’exploitation des mégadonnées pour cibler des groupes de victimes particulièrement vulnérables est directement pertinente.

V.B.2. Utilisation des mégadonnées en vue d’offrir de la publicité native et de s’adonner à des pratiques de désinformation populaire planifiée

Il est avantageux pour les consommateurs de pouvoir fonder leurs décisions d’achat sur de l’information pertinente et impartiale. C’est dans cette optique que les publicités et, plus récemment, les évaluations des consommateurs jouent un rôle important dans l’économie. Toutefois, lorsque ces publicités ou évaluations des consommateurs prétendent faussement être impartiales, les consommateurs peuvent être lésés. L’expression « désinformation populaire planifiée » fait référence à la pratique d’utiliser de fausses critiques et de faux témoignages de consommateurs pour promouvoir un produit ou intérêt commercialNote de bas de page 96. L’expression « publicité native » fait référence à la pratique qui consiste à déguiser une publicité afin qu’elle ressemble à une nouvelle, à un article, à une évaluation de produits ou à un produit de divertissement que les consommateurs consultent en ligneNote de bas de page 97. Déguiser une publicité de cette manière ou propager de fausses critiques crée une impression d’impartialité qui induit en erreur les consommateurs et leur porte préjudice.

On peut considérer les mégadonnées et les médias sociaux comme étant deux phénomènes reliés, compte tenu de la nature vaste et diverse des données générées par les utilisateurs des médias sociaux. Les entreprises utilisent de plus en plus les mégadonnées et les médias sociaux comme intrants dans leurs campagnes publicitaires. Les médias sociaux, par exemple, sont devenus une importante source d’information pour les consommateurs qui souhaitent obtenir des conseils pour orienter leurs décisions d’achatNote de bas de page 98. Cependant, les données produites par les utilisateurs de médias sociaux perdent leur valeur quand il s’agit de fausses critiques et de publicités déguisées. Le risque de fausses indications augmente parce que les consommateurs sont plus susceptibles d’accorder plus d’importance à une déclaration s’ils croient qu’elle vient d’un ami, d’un consommateur averti ou d’un chercheur indépendant. Qui plus est, les entreprises peuvent adapter le format d’une annonce afin qu’elle corresponde au style ou à la mise en page d’un site Web. Une telle mise en page peut empêcher les consommateurs de reconnaître la provenance du message et l’induire en erreur en lui faisant croire que le message provient d’une source fiable.

Cette réalité comporte néanmoins un côté positif, puisque des entreprises novatrices offrent maintenant aux consommateurs des outils pour déceler les fausses critiques. Par exemple, certains sites Web permettent aux consommateurs de copier le lien d’un produit afin de déterminer la validité des critiques de ce produit et d’ajuster la note d’évaluation du produit en conséquence.

La désinformation populaire planifiée et l’annonce native sont de nouveaux enjeux auxquels s’appliquent directement les principes directeurs de la publicité trompeuse, à savoir qu’il est interdit d’induire en erreur les consommateurs. Les entreprises doivent divulguer adéquatement de qui provient l’indication, et au nom de qui elle est faite.

V.B.3. Utilisation des mégadonnées pour valider les indications relatives au rendement

Comme pour les annonces ou les critiques, les consommateurs tirent avantage d’indications pertinentes et impartiales concernant le rendement des produits qu’ils songent à acheter. Toutefois, en raison de l’asymétrie des connaissances entre le consommateur et l’entité à l’origine des indications, le consommateur se voit contraint de croire en la justesse et en la véracité de ces indications. Cette dynamique rappelle l’importance de la disposition de la Loi sur les indications relatives au rendementNote de bas de page 99.

Il existe des organismes tiers reconnus qui effectuent des tests de produits et rendent publics leurs résultats. Ces organismes emploient divers moyens afin de s’assurer que leur réputation d’impartialité n’est pas remise en question. Certains d’entre eux, par exemple, limitent les annonceurs qu’ils acceptent, alors que d’autres refusent catégoriquement d’avoir des annonceurs.

Or, plus récemment, certains organismes tiers ont commencé à fournir des données afin de permettre aux entreprises de donner des indications relatives au rendement concernant leurs propres produits. La société OpenSignal, par exemple, publie des rapports sur le rendement et la couverture de réseaux de téléphone cellulaire fondés sur la production participative de données recueillies par le truchement d’une application mobile. Aux États Unis, T-Mobile s’appuyait sur la production participative de données pour affirmer que son réseau était plus rapide que celui de ses concurrentsNote de bas de page 100. En règle générale, l’émergence de l’« Internet des objets » peut mener à l’utilisation élargie des indications relatives au rendement provenant de données de tierces parties. Par exemple, les utilisateurs d’appareils électroménagers connectés à la technologie WI-FI pourraient tester leur efficacité énergétique. Or, les entreprises qui vendent de tels appareils peuvent obtenir ces données de tierces parties afin de promouvoir leurs produits.

Les indications relatives au rendement doivent être fondées sur un essai suffisant et approprié. La Loi est rédigée de manière à assurer une certaine souplesse à l’égard de la définition de ce qu’est un essai suffisant et approprié, en ce sens qu’elle ne fait pas référence à une norme stricte prédéterminée, mais qu’elle permet plutôt que les essais soient déterminés en fonction du contexte. Plus précisément, les principes qui sous-tendent les caractéristiques d’un essai suffisant et approprié sont les suivantsNote de bas de page 101 :

  • le type d’essai dépend de l’impression générale que la publicité produit sur les consommateurs;
  • l’essai est mené avant d’élaborer l’indication;
  • l’essai est réalisé dans des conditions contrôlées afin de pouvoir éliminer toute influence externe;
  • les procédures de l’essai éliminent toute subjectivité dans la mesure du possible;
  • l’essai doit déterminer que les résultats ne sont pas le fruit du hasard ou d’un effet ponctuel;
  • les résultats de l’essai soutiennent l’indication formulée.

Certains de ces principes peuvent être difficiles à respecter lorsque les renseignements proviennent de mégadonnées. Une indication relative au rendement fondée sur la production participative de données, par exemple, peut ne pas avoir été testée dans des conditions contrôlées de manière à assurer l’élimination de toute influence externe. Or, la Loi accorde une certaine souplesse quant à la méthode d’évaluation des indications relatives au rendement afin de maintenir l’accent sur la question la plus importante : les indications sont-elles fondées sur un essai suffisant et approprié?

V.B.4. Utilisation des mégadonnées pour valider les indications relatives au prix de vente habituel

Les consommateurs réagissent à la façon dont les prix sont affichés. Un article annoncé « à prix habituel à 100 $ et à prix de vente à 50 $ », par exemple, peut susciter une réaction différente chez les consommateurs qu’un article vendu au même prix sans aucune indication que le prix a été réduitNote de bas de page 102. Plus particulièrement, les consommateurs peuvent être réceptifs aux indications de rabais et juger de la valeur d’une aubaine en fonction de l’écart avec le prix de référence.

L’approche suivie par le Bureau au regard des indications relatives aux prix de référence, par exemple les prix de vente habituels, est décrite dans ses lignes directrices en matière d’application de la loiNote de bas de page 103. En résumé, le prix de vente habituel devrait être établi selon l’un ou l’autre des deux critères suivants : soit qu’une quantité importante du produit a été vendue à ce prix ou à un prix plus élevé pendant une période raisonnable (critère de quantité), soit que le produit a été offert de bonne foi à ce prix ou à un prix plus élevé pendant une période importante (critère de période).

Avec les avancées des technologies de l’information, les entreprises peuvent maintenant surveiller les produits annoncés en ligne et collecter des données sur le sujet. Ainsi, il peut être avantageux pour ces entreprises d’exploiter ces données en utilisant des indications relatives au prix de vente habituel, par exemple, « rabais de 30 % par rapport au prix habituel » ou « économisez 30 % par rapport aux prix de nos concurrents ».

Enfin, il incombe aux entreprises de s’assurer que leurs indications et les données sur lesquelles elles sont fondées sont exactes. Effectivement, ne pas vérifier si les prix de référence sont exacts peut soulever des préoccupations en vertu de la Loi. Le Bureau a récemment mené une enquête sur Amazon.com.ca concernant ses pratiques de comparaison de prix aux prix habituels ou « prix conseillés », ce qui lui permettait d’offrir des aubaines attrayantes aux consommateurs. À la suite de son enquête, le Bureau en est venu à la conclusion que ces allégations donnaient l’impression que les prix des articles offerts sur le site www.amazon.ca étaient inférieurs aux prix en vigueur sur le marché. Le Bureau a établi qu’Amazon se fiait aux prix courants de ses fournisseurs sans en vérifier l’exactitudeNote de bas de page 104. Les mêmes règles s’appliquent dans le contexte des mégadonnées. Les entreprises doivent faire preuve de prudence lorsqu’elles font la promotion de leurs produits au moyen d’indications relatives à la valeur marchande fondées sur des analyses de données, puisqu’il peut s’avérer difficile d’en vérifier l’exactitude.

V.B.5. Utilisation des mégadonnées pour faire des prédictions concernant le moment de l’achat

Lorsque les consommateurs songent à effectuer un achat important, il peut s’avérer avantageux pour eux d’effectuer l’achat au moment opportun. Le prix des forfaits de vacances et des principaux électroménagers, par exemple, peut varier considérablement d’une semaine à l’autre, et les économies peuvent être substantielles si l’achat est effectué lorsque les prix sont relativement bas.

Les calendriers d’achats traditionnels informent les consommateurs des périodes de l’année où ils peuvent s’attendre à trouver les meilleurs prix pour différents produits. Consumer Reports, qui affirme « [traduction] avoir constaté que les meilleures aubaines pour de nombreux produits sont encore offertes durant certains mois de l’année », propose un calendrier des aubaines pour certains produitsNote de bas de page 105.

Outre ces méthodes traditionnelles, de nouveaux modèles d’affaires voient le jour afin de répondre aux demandes des consommateurs qui souhaitent acheter des calendriers actualisés contenant de l’information en temps réel. Certaines entreprises font déjà des prédictions sur le meilleur moment pour acheter un billet d’avion à partir de données historiques, des demandes d’information des consommateurs et des données sur les prix en ligne.

De tels services peuvent fournir des renseignements précieux aux consommateurs. Cependant, tout comme les entreprises sont responsables des indications qu’elles donnent concernant les prix de vente habituels, celles qui offrent un service qui suggère le meilleur moment pour effectuer un achat doivent également s’assurer que les indications sont véridiques et qu’elles ne donnent pas une impression générale de fausseté ou de tromperie. Les entreprises ne doivent pas tirer profit des consommateurs en utilisant une technique de vente créant une fausse illusion de « rareté » afin d’inciter à des décisions rapides et de décourager toute comparaison. Le Bureau a déjà engagé une poursuite en raison d’indications créant un faux sentiment d’urgence ou de stocks limitésNote de bas de page 106.

VI. Conclusion

Le présent document de travail a été rédigé en réponse aux changements technologiques engendrant de nouvelles pratiques commerciales. Bien que la diversité de ces pratiques commerciales soit déjà substantielle, elle est appelée à le devenir encore davantage. Qui plus est, cette diversité croissante devrait continuer à soulever des préoccupations quant au respect de la Loi dans des causes complexes, de telle sorte que les différentes utilisations des mégadonnées seront à l’origine de points litigieux distincts. L’application de la Loi doit continuer à se faire au cas par cas afin de minimiser les risques d’adopter la mauvaise approche face à une nouvelle situation. De concert avec cette condition essentielle, une conclusion fondamentale qui ressort du présent document est qu’en reconnaissant explicitement les nouvelles pratiques commerciales, les organismes responsables de l’application de la législation sur la concurrence sont en bonne position pour continuer d’accomplir leur rôle essentiel.