Mémoire à l’OCDE : effets hors prix des fusions

Le 4 juin 2018

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  1. Introduction
  2. Analyse d’une fusion
  3. Analyse de l’innovation dans l’examen d’une fusion
  4. Jurisprudence récente
  5. Effets anticoncurrentiels sur d’autres aspects de la concurrence que les prix
  6. Conclusion

1. Introduction

Le Bureau de la concurrence du Canada (le Bureau) est heureux de présenter ce mémoire au Comité de la concurrence de l’OCDE en vue de la table ronde sur « les effets hors prix des fusions ».

Dirigé par le commissaire de la concurrence (le commissaire), le Bureau est un organisme d’application de la loi indépendant du gouvernement du Canada chargé de l’administration et de l’application de la Loi sur la concurrence (la Loi) et de quelques autres lois. Dans le cadre de son mandat, le Bureau s’emploie à ce que les entreprises et les consommateurs canadiens prospèrent dans un marché concurrentiel et innovateur.

Ce mémoire présente le cadre en vigueur au Canada ainsi que l’expérience du Bureau lorsqu’il s’agit d’analyser, dans le cadre de l’examen d’une fusion, les effets de celle ci sur d’autres aspects que les prix. Plus précisément, ce mémoire traite principalement de l’innovation comme un aspect autre que le prixNote de bas de page 1.

2. Analyse d’une fusion

Pour contester une fusion en vertu de l’article 92 de la Loi, le Bureau est tenu de présenter des éléments de preuve au Tribunal de la concurrence (le Tribunal) démontrant que le fusionnement réalisé ou proposé empêche ou diminue, ou aura vraisemblablement pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence. Pour qu’une fusion ait pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence au sens où l’entendent l’article 92 et le document intitulé Fusions — Lignes directrices pour l’application de la loi (LDAP), il doit être conclu qu’elle a pour effet « de créer, de maintenir ou d’accroître la capacité de l’entité fusionnée d’exercer une puissance commerciale ». Le Tribunal, dans des décisions antérieures, notamment la décision Tervita Corp c. Canada (Commissaire de la concurrence), 2015, CSC 35314, est arrivé à la conclusion que la puissance commerciale s’entend de la capacité, pour une entreprise, « d’exercer avec profit une influence sur les prix, la qualité, la variété, le service, la publicité, l’innovation et les autres dimensions de la concurrence »Note de bas de page 2.

Dans ses LDAP, le Bureau donne des orientations relativement aux facteurs qui sont pris en considération lors de l’examen d’une fusion et pousse plus loin son analyse de la puissance commerciale et d’autres dimensions de la concurrence dans un marché dont il est fait mention dans la Loi :

De façon générale, les principaux facteurs retenus par le Bureau dans l’évaluation des effets d’une fusion sur la concurrence sont le prix et la production. Le Bureau évalue également les effets d’une fusion sur d’autres dimensions de la concurrence, telles que la qualité, le choix dans les produits, le service, l’innovation et la publicité, en particulier sur les marchés où la concurrence s’exerce principalement par des moyens autres que par les prix.

En règle générale, le Bureau fera enquête sur les effets potentiels d’une transaction sur toutes les dimensions de la concurrence afin de veiller à ce que les consommateurs, et l’économie dans son ensemble, ne fassent pas les frais d’une fusion anticoncurrentielle.

3. Analyse de l’innovation dans l’examen d’une fusion

L’innovation est un des principaux moteurs de la croissance économique et un important contributeur à l’ensemble de l’aide sociale. Il va donc de soi que le Bureau en a fait l’une de ses priorités et évalue son incidence sur une concurrence dynamique dans le cadre de sa Vision stratégique 2015-2018.

Le Bureau examinera les effets autres que les prix, comme le frein à l’innovation, tout au long du processus d’examen. Les LDAP expliquent comment une fusion peut mettre un frein à l’innovation :

Une fusion peut faciliter l’exercice d’un pouvoir de marché en freinant le processus des changements et des innovations. Par exemple, quand une fusion élimine une entreprise novatrice qui présente une menace sérieuse pour les entreprises en place, elle peut ainsi empêcher ou retarder le lancement de nouveaux produits et de nouveaux procédés et l’adoption de stratégies de commercialisation, d’initiatives dynamiques de recherche développement et de pratiques commerciales nouvelles.

Tel qu’il est mentionné précédemment, le concept de « l’exercice d’une puissance commerciale » est directement lié au critère énoncé à l’article 92 de la Loi. Par conséquent, l’analyse des effets d’une fusion sur l’innovation ainsi que sur des aspects autres que les prix s’effectue dans le cadre de l’analyse globale d’un empêchement ou d’une diminution sensible de la concurrence (EDSC).

Cela démontre que le Bureau est tout à fait conscient du rôle important que jouent des facteurs comme la qualité, l’innovation et le service dans l’économie et est déterminé à protéger toutes les formes de concurrence.

4. Jurisprudence récente

La décision de la Cour suprême du Canada (la « CSC ») relativement à la demande de la commissaire visant à faire échec à l’acquisition de Complete par Tervita donne une orientation quant à la nécessité de quantifier les effets anticoncurrentiels. Au paragraphe 125 de la décision Tervita, la CSC déclare que, dans les cas où une défense fondée sur les gains en efficience est invoquée aux termes de l’article 96 de la Loi, « [l]e fardeau de la commissaire consiste à quantifier au moyen d’estimations tous les effets anticoncurrentiels quantifiables ».

L’article 96 de la Loi prévoit que le Tribunal ne doit pas rendre une ordonnance en vertu de l’article 92 si une fusion « a entraîné ou entraînera vraisemblablement des gains en efficience qui surpasseront et neutraliseront » les effets anticoncurrentiels. Dans la décision Tervita, la CSC présente une approche en deux temps selon laquelle les effets quantitatifs sont comparés aux gains en efficience quantitatifs, après quoi les effets qualitatifs sont mis en balance avec les gains en efficience qualitatifs, pour « décider en dernière analyse si le total des gains en efficience neutralise le total des effets anticoncurrentiels du fusionnement en cause ».

Récemment, le Tribunal a fourni de nouvelles orientations concernant les effets hors prix et toute obligation de quantifier les effets concurrentiels afin d’établir un empêchement ou une diminution sensible de la concurrence dans le contexte d’un abus de position dominante.

En 2011, le Bureau a demandé à interdire certaines pratiques de la Toronto Real Estate Board (TREB)Note de bas de page 3. La TREB, qui est la plus grande chambre immobilière au Canada, détient et exploite le système Toronto Multiple Listing Service (le MLS), qui renferme des descriptions de propriété à jour et des renseignements historiques sur la vente d’immeubles résidentiels à Toronto. Le Bureau a fait valoir que la TREB, en imposant des restrictions sur la façon dont ses agents membres peuvent fournir de l’information à leurs clients à l’aide du système MLS, empêche ces derniers d’offrir des services de courtage immobilier novateurs par Internet.

Le commissaire a avancé des arguments concernant les effets anticoncurrentiels, par exemple :

  1. le choix réduit de services de courtage;
  2. la diminution de la qualité des services de courtage;
  3. l’innovation réduite.

Le commissaire s’est appuyé notamment sur le témoignage de témoins de l’industrie actifs dans d’autres régions géographiques, qui n’étaient pas assujettis à des restrictions analogues à celles imposées par la TREB. Ces comparaisons ont servi « d’essais opportunistes » afin de démontrer l’incidence des restrictions de la TREB sur le marché. Le Tribunal s’est rangé à l’avis du commissaire et a conclu que la TREB avait causé un empêchement ou une diminution sensible de la concurrence sur le marché de l’immobilier résidentiel de la région métropolitaine de Toronto. Au paragraphe 471 des Motifs de l’ordonnance et ordonnance, le Tibunal donne de nouvelles directives concernant l’importance des effets hors prix et du recours à des données qualitatives :

Le Tribunal reconnaît également qu’il pourrait être nécessaire que le commissaire se fonde sur des preuves qualitatives dans des affaires relatives à des innovations, comme en l’espèce, parce qu’en général, la concurrence dynamique est plus difficile à mesurer et à quantifier. En fait, lorsqu’il est question d’innovation, il n’y a pas toujours de preuves empiriques ou statistiques fiables, et le commissaire pourrait être obligé d’avoir recours à des outils et des instruments qualitatifs pour démontrer les effets concurrentiels de la conduite contestée. De telles preuves peuvent prendre la forme de documents opérationnels, de témoignages et de déclarations de témoins, d’analyses du secteur, etc. Si ces preuves qualitatives respectent collectivement les exigences de la norme de preuve applicable de la prépondérance des probabilités, elles peuvent être suffisantes pour étayer une demande, même lorsque les preuves quantitatives sont limitées, ou même lorsqu’il n’y en a aucune. En d’autres mots, aucun type précis de preuve n’est forcément requis. Cependant, il est important de répéter que c’est au commissaire qu’incombe au bout du compte la charge de la preuve, et il doit convaincre le Tribunal suivant la prépondérance des probabilités (Tuyauteries Canada CAF, au paragraphe 46).

La décision rendue par le Tribunal dans l’affaire de la TREB ne se rapporte peut être pas à l’examen d’une fusion, mais il demeure que l’acceptation, par le Tribunal, des données qualitatives pour démontrer les effets hors prix témoigne de l’importance de protéger la concurrence sur des aspects autres que le prix, tels que la qualité, le choix dans les produits, l’innovation et la publicitéNote de bas de page 4. Le Tribunal a finalement reconnu que la concurrence dynamique, y compris l’innovation, est le type de concurrence le plus important, même si elle est plus difficile à mesurerNote de bas de page 5.

5. Effets anticoncurrentiels sur d’autres aspects de la concurrence que les prix

Comme il a déjà été souligné, la CSC a proposé une approche en deux temps pour mettre en balance les effets anticoncurrentiels et les gains en efficience. Compte tenu du fardeau qui incombe au commissaire de quantifier tous les effets raisonnablement quantifiables, le Bureau s’efforce, lorsque cela lui est possible, de quantifier les effets hors prix afin qu’ils puissent être ajoutés aux effets liés aux prix et comparés aux gains en efficience. Le Bureau possède de l’expérience pour ce qui est d’analyser les effets hors prix de fusions; citons par exemple les fusions McKesson/Katz, Dow/DuPont et Loblaw/Shoppers, sans compter d’autres fusions dans l’industrie pharmaceutique.

Un exemple de situation où la quantification d’une perte en innovation pourrait être possible est lorsque l’une des parties à la fusion planifiait, avant la transaction proposée, de lancer un nouveau produit dans un avenir rapproché. En pareil cas de figure, le Bureau chercherait à situer ce nouveau produit dans la gamme des produits existants, pour ensuite l’introduire dans une simulation de fusion afin d’examiner son incidence potentielle sur les prix et la performance d’autres produits sur le marché. En examinant les résultats sur le marché avant et après le lancement du produit, il est possible de recenser les effets anticoncurrentiels potentiels de la fusion sur la concurrence.

Lorsqu’aucun lancement de produit n’est prévu dans un avenir rapproché, mais que l’innovation constitue un facteur clé dans l’industrie, le Bureau pourrait malgré tout s’appuyer sur des modèles officiels pour orienter son analyse de l’innovation. Ces modèles pourraient nécessiter des mesures qualitatives des parties à la fusion, par exemple :

  1. les objectifs stratégiques des efforts liés à l’innovation;
  2. les échéanciers rattachés à la commercialisation de l’innovation;
  3. la probabilité que la commercialisation ait lieu;
  4. les répercussions anticipées de l’innovation sur la concurrence si la commercialisation est réussie.

Par la suite, le Bureau pourrait avoir recours à des techniques quantitatives pour prédire l’incidence potentielle de la fusion sur les mesures incitatives à l’innovation.

Dans certains cas, il pourrait être possible d’attribuer une valeur en dollars à des caractéristiques du marché afin d’obtenir des valeurs quantitatives pouvant être ajoutées aux effets liés aux prix et comparées aux gains en efficience. Prenons, par exemple, une fusion de deux magasins de détail. Si la caractéristique examinée est le niveau de service global de l’un d’eux, le Bureau pourrait examiner une valeur de remplacement, comme l’attente avant d’être servi. S’il est anticipé qu’une fusion augmente le délai d’attente des consommateurs avant d’être servis, il s’agit d’un facteur pouvant être mesuré. Ainsi, il pourrait être possible pour le Bureau d’avoir recours à des études afin d’estimer la valeur en argent qu’attribue un consommateur à son temps et, par le fait même, de générer une estimation de l’effet non lié aux prix pouvant être comparée aux effets liés aux prix et aux gains en efficience découlant de la fusion.

Par ailleurs, il se peut que, dans certains marchés, une quantification complète ne soit pas possible. Le cas échéant, il est possible d’attribuer des valeurs numériques à certaines mesures de la qualité, comme la vitesse de livraison d’un produit, le nombre d’options ou de caractéristiques de produit offertes aux consommateurs ou les heures d’ouverture. Sans être directement comparables aux effets liés aux prix et aux gains en efficience, ces valeurs permettent néanmoins au Bureau d’examiner une différence mesurable et qualitative sur le marché avant et après une fusion.

Par exemple, un autre moyen de mesurer la qualité du service dans certains secteurs serait d’analyser le nombre de plaintes reçues par un magasin. Ainsi, l’analyse pourrait révéler une hausse attendue du nombre de plaintes reçues après la transaction, ce qui est indicateur d’une diminution anticipée dans la qualité du service après la fusion. Cet exemple, si simple soit il, jette un éclairage sur les types de variables qui ne peuvent être comparés aux effets liés aux prix, mais qui peuvent être mesurés à l’aide de valeurs numériques.

Lorsqu’il est difficile de procéder à une quantification directe dans le marché visé, le Bureau peut compléter son analyse en ayant recours à des essais opportunistes. On utilise souvent les essais opportunistes pour évaluer les situations hypothétiques, car cela permet d’étudier une suite d’événements où des modifications aux conditions concurrentielles (entrée ou retrait d’entreprises, présence de certains concurrents, produits, services, pratiques contractuelles, etc.) sont liées à des modifications au niveau des effets observables. Lorsque les circonstances s’y prêtent, l’étude des événements et de leur impact sur la concurrence dans un marché peut s’avérer extrêmement instructive et permettre l’évaluation des effets potentiels dans un autre marché. Les essais opportunistes peuvent être encore plus importants pour l’évaluation des effets non liés aux prix, puisqu’ils fournissent une estimation mesurable et identifiable des effets d’un changement sur le marché par rapport à la situation de départ.

Le Bureau se donne pour tâche de quantifier les effets anticoncurrentiels raisonnablement quantifiables lorsqu’il procédera à des examens de fusions, bien que la décision du Tribunal dans l’affaire de la TREB illustre à quel point il est difficile de quantifier certains effets non liés aux prix.

6. Conclusion

Le présent mémoire fait un survol du cadre législatif du Canada en matière de concurrence pour ce qui est d’évaluer les effets non liés aux prix dans les examens de fusions. Au vu de la jurisprudence en la matière, le Bureau s’efforce toujours de quantifier les effets anticoncurrentiels raisonnablement quantifiables d’une fusion, notamment tout effet non lié aux prix. Lorsqu’il est impossible de quantifier les effets non liés aux prix, le Tribunal reconnaît l’importance des données qualitatives, compte tenu notamment du rôle dynamique de la concurrence dans l’économie. Considérant l’importance de la concurrence non liée aux prix dans l’économie, le Bureau entend continuer d’utiliser les outils d’application de la loi qui lui sont consentis dans la Loi lorsque la situation l’exige afin de préserver cet aspect capital de la concurrence.