L'avenir de la politique de la concurrence au Canada

Table des matières

Résumé

Le droit de la concurrence a été propulsé au cœur des débats sur les politiques canadiennes, alors que les préoccupations entourant le coût de la vie, la concentration des marchés et l'énorme influence de nouveaux géants économiques gagnent en intensité. Notre économie s'est métamorphosée : l'essor du commerce numérique a bouleversé la façon dont les Canadiens font des affaires et consomment des produits, ce qui a donné naissance à une nouvelle classe de joueurs dominants qui contrôlent les accès aux marchés, ainsi qu'à une croissance inégale. Après la pandémie de COVID-19, l'augmentation des prix menace d'aggraver les inégalités, et les Canadiens s'inquiètent pour leur pouvoir d'achat et pour la sécurité des chaînes d'approvisionnement.

Depuis le dernier examen complet de la Loi sur la concurrence en 2007-2008, les appels se multiplient pour qu'on revoie le mode de fonctionnement de cette loi et pour que le gouvernement trouve des manières de mieux protéger les marchés afin qu'ils profitent à l'économie canadienne et à ceux qui y participent. Bien que la réforme de cette loi ne soit qu'une des nombreuses avenues que le gouvernement explore pour moderniser nos cadres économiques, le gouvernement est déterminé à renouveler le rôle du Bureau de la concurrence dans la protection du public afin de l'adapter aux nouvelles réalités de nos marchés, à l'instar de ce qu'ont déjà fait plusieurs des partenaires majeurs du Canada ailleurs dans le monde.

Dans la foulée de démarches visant à étudier ce qui fonctionne et ce qui doit être amélioré dans la Loi sur la concurrence, on a dégagé quatre grands thèmes :

  • les circonstances souvent limitées où le Bureau de la concurrence peut intervenir;
  • les contraintes imposées au Bureau lorsqu'il intervient;
  • le manque de cohérence dans les mesures correctives disponibles pour lutter contre certaines formes de comportements anticoncurrentiels;
  • les nouveaux défis posés par le mode de fonctionnement des marchés axés sur les données et le numérique.

Les modifications à la Loi sur la concurrence proposées dans la Loi d'exécution du budget 2022 ont permis de prendre un premier lot de mesures pour remédier aux lacunes de la loi dans les cas où les solutions étaient facilement identifiables. Le gouvernement cherche maintenant à apporter des améliorations plus fondamentales au cadre de marché établi par la loi. Pour bien évaluer une réforme plus vaste et approfondie, le gouvernement souhaite recueillir une très grande variété de points de vue quant aux approches qui permettront d'améliorer le cadre le plus efficacement possible.

Ce document décrit les principaux piliers de la Loi sur la concurrence et nous explique comment ses dispositions pourraient être modernisées pour mieux servir l'intérêt public. Voici les domaines dans lesquels le gouvernement estime que des réformes pourraient être justifiées :

  • amélioration des mesures pour lutter en temps utile contre les fusions potentiellement nuisibles qui échappent actuellement aux examens ou aux mesures correctives, entre autres en recourant à la défense fondée sur les gains en efficience;
  • démarches pour s'assurer que les éléments nécessaires sont en place pour lutter contre les formes unilatérales de comportements anticoncurrentiels, comme l'abus de position dominante, notamment dans le cas des grandes plateformes en ligne;
  • mesures pour mieux déceler et pénaliser les actions coordonnées entre entreprises qui nuisent à la concurrence, comme les collaborations entre concurrents;
  • approche pour mieux tenir compte des effets sur la main-d'œuvre dans l'ensemble de la Loi;
  • prise en compte des implications des nouvelles technologies et pratiques commerciales en ce qui concerne les dispositions relatives aux pratiques commerciales trompeuses;
  • renforcement de l'efficacité des pouvoirs du Bureau de la concurrence dans l'économie d'aujourd'hui, en se penchant entre autres sur sa capacité limitée d'imposer des décisions contraignantes ou de recueillir des informations, dans le cadre de l'application de la loi et en dehors de ce cadre;
  • possibilité d'élargir la portée des recours privés et d'assurer le fonctionnement efficace du Tribunal de la concurrence.

I. Introduction

Le droit de la concurrence et les politiques qui encadrent la concurrence sont à la croisée des chemins. Les pages d'opinion des journaux se tapissent de points de vue sur les enjeux du coût de la vie, de la concentration des marchés, de la puissance commerciale et des plateformes numériques. Ces enjeux font également l'objet de débats vigoureux dans les parlements du monde entier et de nombreux rapports d'experts contribuent à façonner la compréhension, par le public, de concepts parfois compliqués. Bref, les projecteurs sont braqués sur les politiques qui encadrent les marchés et sur les lois antitrust. Cette tendance s'est accentuée dans la foulée des perturbations subies par les chaînes d'approvisionnement, de l'augmentation du coût des produits de première nécessité et des inquiétudes quant à l'équité et au dynamisme des marchés.

Le Groupe d'étude sur les politiques en matière de concurrence a formulé diverses recommandations dans un rapport phare produit en 2008Note de bas de page 1. Un grand nombre de ces recommandations ont été transposées dans la Loi l'année suivante. Cependant, les fondements des politiques canadiennes en matière de concurrence ont été posés dans les années 1970 et 1980. L'évolution de notre monde et de notre économie, avec l'essor du libre-échange, d'Internet et des nouveaux géants multinationaux, amène beaucoup de gens à se demander si le système est encore adapté à sa finalité.

Certains aspects des politiques en matière de concurrence suscitent un débat public très fort et très large, tandis que les débats entourant d'autres éléments de la loi se limitent à des différends techniques entre spécialistes. Le rôle de la politique de la concurrence dans l'économie peut être à la fois surestimé et sous-estimé. Ainsi, bien que le droit de la concurrence vise en soi à lutter contre les comportements potentiellement anticoncurrentiels des entreprises, il n'en demeure pas moins qu'une économie compétitive dépend des contributions de nombreuses entreprises innovantes et efficaces, ainsi que de cadres commerciaux et réglementaires appropriés dans une panoplie de domaines. Dans le débat sur la concurrence, la ligne de démarcation peut devenir floue entre les politiques gouvernementales en matière de concurrence et les enjeux liés à la compétitivité, à la consommation et à la réglementation des marchés, alors que tous ces aspects sont soumis à divers leviers politiques et à différents ordres de gouvernement.

La Loi sur la concurrence (la Loi), la loi antitrust au niveau fédéral au Canada, n'occupe qu'une partie de ce paysage, mais elle joue certes un rôle considérable. Le Canada a été le premier pays au monde à se doter d'une loi antitrust, et il a fréquemment adapté son approche au fil des ans pour que la Loi demeure efficace et adaptée à son environnement. Le Bureau de la concurrence (le Bureau), en tant qu'organisme d'application de la loi, s'est également réorganisé pour maintenir sa capacité d'agir. Il a récemment tiré parti d'une augmentation considérable des ressources disponibles à la suite du budget fédéral de 2021 pour renforcer sa capacité d'action, notamment par la création d'une Direction générale de l'application numérique de la loi et du renseignementNote de bas de page 2.

Le paysage continue néanmoins de changer. L'innovation numérique est en train de transformer l'économie canadienne et d'améliorer la qualité de vie des Canadiens en renforçant la productivité, en diversifiant les expériences des consommateurs, en connectant les personnes et en ouvrant de nouveaux marchés. La pandémie de COVID-19 n'a fait qu'accroître la mesure dans laquelle les entreprises et les consommateurs du Canada comptent sur le commerce numérique pour répondre à leurs besoins. L'augmentation du coût de la vie entraîne des appels à prendre toutes les mesures possibles pour tenter de maîtriser les prix. Par ailleurs, des préoccupations relatives aux inégalités et à l'inclusivité de la croissance continuent d'émerger, dans un contexte où la concentration du pouvoir économique soulève des questions non seulement en ce qui concerne les marchés, mais aussi à l'égard de la solidité du tissu social et de la démocratie du Canada. Il demeure primordial de mettre en place des marchés équitables et dignes de confiance, dans lesquels tous les Canadiens sont en mesure de profiter des avantages de l'économie, qu'elle soit traditionnelle ou non.

Le cadre de la concurrence au Canada, dont la refonte a commencé sérieusement avec le lancement de la Charte canadienne du numériqueNote de bas de page 3, a déjà fait l'objet d'une attention accrue au Parlement canadien, tandis que de nouvelles approches législatives sont proposées aux États‑Unis et en Europe. Le gouvernement cherche maintenant à recueillir des commentaires sur le droit de la concurrence et le cadre stratégique du Canada. Le gouvernement veut s'assurer que le régime demeure adapté à son objectif et capable de relever les nouveaux défis posés par une économie en constante mutation, toujours plus numérique.

II. Contexte

La Loi sur la concurrence (la Loi) fait partie d'un certain nombre de lois-cadres économiques fédérales d'application générale. Elle a pour objet de préserver et de favoriser la concurrence au Canada afin d'atteindre un ensemble d'objectifs économiques interdépendants énoncés dans la disposition relative à l'objet de la LoiNote de bas de page 4. Cette dernière a ainsi pour objet « de préserver et de favoriser la concurrence au Canada dans le but de stimuler l'adaptabilité et l'efficience de l'économie canadienne, d'améliorer les chances de participation canadienne aux marchés mondiaux tout en tenant simultanément compte du rôle de la concurrence étrangère au Canada, d'assurer à la petite et à la moyenne entreprise une chance honnête de participer à l'économie canadienne, de même que dans le but d'assurer aux consommateurs des prix compétitifs et un choix dans les produits ».

En tant qu'organisme d'application de la loi, le Bureau protège la concurrence et les consommateurs en enquêtant et en recherchant des mesures correctives contre les cartels, les comportements abusifs des entreprises dominantes, les fusions anticoncurrentielles, les collaborations entre concurrents et les pratiques commerciales trompeuses. Outre l'application de la loi, le Bureau favorise la concurrence, en réalisant les activités de promotion que la Loi exige de lui. Il contribue ainsi à faire en sorte que les approches politiques, législatives et réglementaires soutiennent autant que possible la concurrence et l'innovation.

(a) Un monde en évolution

Généralement applicable indifféremment à tous les secteurs et fondée sur des principes, la loi n'a pas, à quelques exceptions près, encore fait l'objet de mises à jour fondamentales en réponse à la numérisation de l'économie mondiale. Notamment, si l'on ne tient pas compte de l'adoption de la Loi canadienne anti-pourriel (LCAP)Note de bas de page 5, il a fallu attendre 2022 pour qu'on cherche, par une modification à la loi, à s'attaquer directement aux problèmes de nature numérique qui ont émergé dans la foulée de l'essor d'Internet. Certains experts croient que le cadre d'application générale de la Loi constitue sa force, car ils estiment que la Loi et sa gamme de politiques connexes sont suffisamment adaptables pour aborder les nouveaux enjeux liés au droit de la concurrence, peu importe l'évolution du contexte.

Bien que son vaste champ d'application et sa flexibilité puissent constituer les principales forces de la Loi, des signes clairs indiquent que l'on doit faire davantage pour s'assurer que le droit, les politiques et les outils que le Canada utilise pour maintenir la concurrence sont optimisés et suffisamment agiles pour suivre le rythme d'une économie qui évolue rapidement. En effet, d'autres pays sont déjà bien engagés dans le réexamen de leurs cadres et de leurs approches à l'égard des politiques en matière de concurrence dans le contexte de l'économie numérique. Le Canada doit lui aussi se donner comme priorité d'établir la voie à suivre. Les marchés numériques ont vu la montée sans précédent des effets de réseau et la transformation des données en un outil de grande valeur commerciale, non seulement en conférant des avantages aux premiers arrivés, mais également, dans certains cas, en érigeant des obstacles importants à l'entrée sur le marché et à l'expansion des concurrents. De plus, l'expansion des grandes entreprises numériques sur les marchés adjacents et leur intégration verticale permettent à ces acteurs de participer directement aux marchés dans lesquels ils jouent également le rôle d'intermédiaires ou de « contrôleurs des accès »Note de bas de page 6.

La nature même de la concurrence évolue, les entreprises se disputant les consommateurs de manières de plus en plus dynamiques et en s'appuyant sur des approches autres que les prix, ce qui remet en question certaines des méthodes d'analyse utilisées jusqu'iciNote de bas de page 7. Parmi les exemples les plus marquants, mentionnons les plateformes numériques bifaces, qui se disputent souvent les consommateurs en offrant des biens ou des services numériques gratuits qu'elles monétisent par d'autres moyens, comme la publicité, l'exploitation des données des utilisateurs pour vendre des produits, ou la vente pure et simple de ces donnéesNote de bas de page 8. Les données des clients peuvent ainsi servir de monnaie d'échange : les consommateurs de services « gratuits » payent en fait pour ces services en accordant aux fournisseurs le droit d'utiliser leurs données personnelles ou les données sur leurs comportements. Les mesures de protection des renseignements personnels deviennent par conséquent une dimension à part entière de la concurrenceNote de bas de page 9.

Le droit de la concurrence ne cherche pas à punir le succès ou à priver les acteurs des avantages d'un marché libre et innovant. Il reconnaît que les marchés concurrentiels peuvent comporter des barrières à l'entrée, qu'il soit question de propriété intellectuelle, de secrets commerciaux et d'effets de réseau. Il sert cependant de frein aux forces susceptibles de rendre les marchés moins concurrentiels et de nuire aux intérêts des consommateurs. Étant donné que de nouvelles pratiques et de nouvelles réalités façonnent les entreprises et les marchés de manières qu'il était impossible d'entrevoir lors de l'élaboration de la Loi, il convient de se demander si la Loi demeure bien équipée pour l'avenir.

(b) Une sensibilisation accrue ici et ailleurs dans le monde

Le rôle des politiques en matière de concurrence est de plus en plus scruté par les parlements. Au printemps 2021, le Comité permanent de l'industrie et de la technologie (INDU) de la Chambre des communes a entrepris une étude sur la compétitivité du Canada au cours de laquelle de nombreux intervenants ont réclamé qu'on réexamine le cadre et qu'on y apporte des réformesNote de bas de page 10. En juin 2021, le Comité permanent de l'INDU s'est penché sur les problèmes du secteur de l'épicerie, et notamment sur la possibilité d'une coordination des salaires par les employeurs. Ses travaux ont mené à la préparation d'un rapport contenant des recommandations au sujet de la LoiNote de bas de page 11. En février 2022, le même comité s'est réuni pour examiner les implications de la fusion proposée entre Rogers Communications et Shaw Communications. Dans un rapport publié en mars de la même année, il exprimait des inquiétudes concernant la transaction et le cadre de l'examenNote de bas de page 12. Au printemps 2022, parallèlement à l'examen, par plusieurs comités, des projets de modifications à la loi contenus dans la loi budgétaire, le Comité de l'INDU a entrepris une étude sur les petites et moyennes entreprises, notamment sous le prisme de la LoiNote de bas de page 13.

La question des politiques en matière de concurrence s'est également invitée dans d'autres instances parlementaires. Le Comité permanent de l'accès à l'information, de la protection des renseignements personnels et de l'éthique de la Chambre des communes a publié, en décembre 2018, un rapport recommandant qu'on étudie les dommages économiques potentiels des monopoles de données afin de déterminer si la Loi demeure suffisante pour s'attaquer à ces problèmes au CanadaNote de bas de page 14. Des questions entourant la concurrence ont également été soulevées dans le cadre de l'examen de la Loi sur le droit d'auteur par le Comité permanent de l'INDUNote de bas de page 15. En septembre 2021, le Groupe d'action sénatorial pour la prospérité a recommandé une révision de la Loi dans l'un de ses rapports.

Peu après, le sénateur Howard Wetston a commandé, de manière indépendante, un document de consultation sur le sujet. Rédigé par le professeur Edward Iacobucci, ce document a permis de recueillir les commentaires d'un grand nombre d'intervenants, dont le Bureau lui-mêmeNote de bas de page 16. Cette consultation a mené à la préparation d'un rapport qui résume les domaines dans lesquels il y avait un consensus substantiel quant à la nécessité d'une réforme, ainsi que les domaines qui doivent faire l'objet de consultations plus approfondiesNote de bas de page 17. D'autres commentateurs et groupes de réflexion canadiens ont formulé des recommandations similaires, en ce qui a trait aux propositions de réforme ou de révisions législativesNote de bas de page 18.

En février 2022, le ministre de l'Innovation, des Sciences et de l'Industrie, François‑Philippe Champagne, a annoncé son intention d'entreprendre un examen de la Loi et d'explorer les possibilités d'améliorations plus immédiates dans certains domaines où il serait facile de trouver des solutionsNote de bas de page 19. En se basant sur l'expérience du Bureau en matière d'application de la loi, les pratiques exemplaires ailleurs dans le monde et une multitude d'études, d'articles et de commentaires formulés dans le cadre de divers forums publics, dont la consultation menée par le sénateur Wetston, ces aspects ont été finalement abordées dans la loi budgétaire de 2022Note de bas de page 20. Les modifications proposées ont été conçues pour régler les problèmes concrets et bien documentés de la Loi et pour renforcer la capacité d'application de la loi du Bureau dans la foulée de l'accroissement de ses ressources budgétaires en 2021. Il s'agissait de jeter les bases avec une première série de modifications avant de s'engager dans de plus vastes réformes. En effet, on s'est attaqué à certains des problèmes constatés par le sénateur Wetston, dans la mesure où la nécessité de réformes faisait l'objet d'un consensus parmi les intervenants. Pour leur part, les aspects demandant des discussions plus approfondies sont traités dans le cadre de la présente consultation. Bien que ces modifications (qui sont décrites ci-dessous) aient déjà été adoptées, le gouvernement attend et accueille favorablement les discussions sur les moyens de les améliorer ou de les renforcer dans le cadre du grand débat sur la réforme.

L'intérêt manifesté au Canada pour la révision des principes qui sous-tendent les politiques en matière de concurrence s'inscrit dans une tendance mondiale : de nombreux autres pays ont réexaminé divers aspects de leurs mécanismes d'encadrement de la concurrence au cours des dernières années, en mettant généralement l'accent sur les défis posés par l'économie numériqueNote de bas de page 21. Dans de nombreux cas, cette approche a conduit à l'élaboration de propositions législatives visant à moderniser les lois sur la concurrence ou à adopter de nouvelles règles régissant les comportements des géants du numérique, à la création d'unités spécialisées, ainsi qu'à de nombreuses enquêtes très médiatisées à même les cadres déjà en placeNote de bas de page 22. Compte tenu de la présence mondiale des entreprises en question et du caractère transfrontalier de leurs activités commerciales, le marché canadien est sans aucun doute concerné par chacun de ces événements. Les problèmes qui surgissent dans notre économie moderne et interconnectée ont une portée mondiale, ce qui renforce les effets de la coordination et de la convergence à l'échelle internationale. Cela signifie que le Canada doit également participer aux efforts, en s'assurant non seulement que ses règles favorisent une économie dynamique et compétitive au pays, mais qu'elles lui permettent également de demeurer un partenaire compétent dans la lutte mondiale en faveur de l'équité, de l'inclusion et de la prospérité dans le nouveau marché mondial.

Cette vague d'intérêt international pour le rôle des lois et politiques en matière de concurrence dans l'émergence d'un meilleur marché suggère qu'il est opportun de procéder à un examen critique. L'intérêt avec lequel de nombreux Canadiens observent l'évolution rapide de l'économie, d'une part, et les effets ressentis par les consommateurs, les entreprises et les travailleurs de tous les secteurs, d'autre part, rendent d'autant plus urgent que le gouvernement prenne des mesures appropriées. Dans la foulée du réexamen des fondamentaux économiques et de l'émergence de nouvelles dynamiques sur le marché, le moment est venu de réfléchir et d'agir.

(c) La question primordiale

La question fondamentale pourrait se résumer ainsi : « À quoi sert le droit de la concurrence? » Pour certains intervenants, la réponse est simple (par exemple, la recherche de l'efficacité ou le contrôle du pouvoir sur le marché), tandis que d'autres peuvent poursuivre des objectifs concurrents qu'il pourrait s'avérer nécessaire de concilier. La déclaration d'objet de la Loi, mentionnée ci-dessus, a établi une orientation générale depuis que la Loi est entrée en vigueur dans sa forme actuelle en 1986. Comme la Loi peut désormais faire l'objet d'une révision complète, il ne fait aucun doute que plusieurs intervenants examineront si l'approche qui y est décrite est encore adaptée à l'objectif. Ces points de vue sont les bienvenus. Cela dit, le débat sur la déclaration d'objet et ses effets potentiels ne peut pas être dissocié du débat sur les règles énoncées dans la Loi et sur les manières dont ces règles peuvent être appliquées. Pour faciliter la discussion, le présent document part du principe que les objectifs de la Loi sur la concurrence n'ont pour la plupart pas changé. Nous nous concentrons sur les manières dont les dispositions de fond de la Loi pourraient être améliorées pour mieux atteindre les objectifs dans le contexte actuel.

Dans la structure canadienne, le Bureau agit en tant qu'organisme d'application de la loi, en enquêtant sur les cas allégués de comportements anticoncurrentiels ou autrement illégaux. Dans le contexte des procédures civiles d'exécution, le dirigeant du Bureau (le Commissaire de la concurrence) cherche à obtenir des réparations en tant que partie à l'instance devant un arbitre externe, dans le cadre d'un processus semblable à celui d'un tribunal, tandis que dans un contexte criminel, l'affaire est transférée au Service des poursuites pénales du Canada en vue de poursuites dans le système des tribunaux criminels. La plupart des dispositions d'application de la Loi sont fondées sur des principes et exigent qu'on fasse la preuve que certains comportements précis entraînent un préjudice réel ou potentiel à l'intensité concurrentielle. La Loi ne prend pas l'initiative de dicter la façon dont les entreprises doivent mener leurs affaires, de répartir les ressources entre les parties prenantes, ou de désigner les nouveaux venus, les participants, les gagnants ou les perdants dans un marché libre. Bien qu'elle ait une influence considérable sur l'état de la concurrence, la gestion directe de la conduite des affaires par l'entremise de règles codifiées ou de structures ou de réglementation ex ante ne relève généralement pas de la Loi et, dans de nombreux cas, elle relève de compétences exclusives des provinces ou des territoires, dans le système fédéral canadien.

Dans le cadre de cette consultation, nous nous penchons sur les améliorations qui pourraient être apportées au système d'application du droit de la concurrence, qu'il s'agisse du contenu de dispositions d'application en particulier ou du système dans son ensemble. Les politiques en matière de concurrence recoupent d'autres domaines d'intérêt (vie privée, sécurité et désinformation, etc.), surtout dans le contexte de l'économie actuelle; les réponses que le gouvernement doit apporter aux problèmes associés à cette « ère de l'information » comportent de nombreuses facettes et touchent de nombreux domaines.

L'intersection de la vie privée, des renseignements personnels et de la concurrence, y compris en ce qui touche la mobilité des données, fait depuis longtemps l'objet d'intérêt et de débatNote de bas de page 23. Les visées du gouvernement dans le cadre de la réforme du traitement de l'information dans les contextes commerciaux ont servi d'assises pour la Charte canadienne du numérique. Les travaux ont éventuellement mené à la présentation, par le gouvernement, du projet de loi C‑27, la Loi de 2022 sur la mise en œuvre de la Charte du numérique, qui vise à assurer la protection de la vie privée des Canadiens, qui introduit de nouvelles règles pour renforcer la confiance à l'égard du développement et du déploiement des systèmes basés sur l'intelligence artificielle et qui établit le Tribunal de la protection des renseignements personnels et des donnéesNote de bas de page 24. Les politiques en matière de communications doivent traiter non seulement des enjeux liés à la concurrence dans les marchés, mais aussi de la prolifération des préjudices sociaux. Certains observateurs suggèrent que la puissance commerciale et l'opacité des plateformes numériques non réglementées peuvent être des facteurs contributifs Note de bas de page 25 et demandant que le Bureau figure au nombre des organismes engagés dans une solution réglementaireNote de bas de page 26. Le gouvernement a déposé le projet de loi C‑11 (Loi sur la diffusion continue en ligne) qui réforme la Loi sur la radiodiffusion pour l'adapter à l'ère de l'InternetNote de bas de page 27. Le gouvernement a aussi créé un groupe consultatif d'experts sur la sécurité en ligne, qui a pour mission de formuler des conseils pour la conception d'un cadre législatif et réglementaire qui permettra de lutter contre les contenus préjudiciables en ligneNote de bas de page 28. Le projet de loi C‑18 (Loi sur les nouvelles en ligne) vise pour sa part à rééquilibrer la relation entre les plateformes numériques et les fournisseurs de nouvellesNote de bas de page 29. Dans d'autres secteurs particuliers, comme le secteur bancaireNote de bas de page 30, les politiques en matière de concurrence doivent s'appuyer sur un ensemble diversifié d'intervenants fédéraux, provinciaux et territoriaux. Au niveau macroéconomique, la Banque du Canada a même suggéré que la transmission et la mise en œuvre des politiques monétaires dépendent de la contestabilité des marchés de l'ère numériqueNote de bas de page 31.

Ces questions croisent celles des politiques en matière de concurrence et peuvent, dans certains cas, être traitées accessoirement, ou en partie, dans le cadre de l'application du droit de la concurrenceNote de bas de page 32. Toutefois, alors que le gouvernement poursuit ses travaux entourant ses politiques sous les diverses formes et dans les divers forums décrits ci-dessus, la discussion ci-dessous se concentre sur la Loi en tant que prochaine pièce d'un casse-tête global qui façonnera la façon dont les Canadiens achètent, vendent et prospèrent dans l'économie d'aujourd'hui.

(d) Une taxonomie des défis

En lançant cette consultation, le gouvernement cherche en fin de compte à cerner les meilleures façons de moderniser le cadre canadien relatif au droit de la concurrence et de relever les défis mentionnés ci-dessus à l'avantage maximal du plus grand nombre de Canadiens (consommateurs, entreprises ou travailleurs), dans tous les secteurs. L'objectif général de la Loi (« préserver et favoriser la concurrence au Canada ») demeure incontesté, mais les outils et les processus mis en place pour atteindre cet objectif continuent de faire l'objet d'opinions divergentes.

Le gouvernement souhaite optimiser le fonctionnement de ce cadre, en veillant à ce que le Bureau soit dans la meilleure position possible pour protéger des marchés dynamiques sans entraver l'innovation et la créativité qui les façonnent. Ces marchés devraient également garantir une possibilité équitable de participation pour les petites et moyennes entreprises, tout en offrant aux consommateurs le meilleur choix et la meilleure qualité de produits à des prix raisonnables, et aux travailleurs, les meilleures perspectives de mobilité et de prospérité.

Quatre thèmes centraux se dégagent des travaux visant à évaluer la nécessité de réformer la Loi, sur la base de l'expérience d'application de la loi, des commentaires des parties prenantes et des meilleures pratiques internationales :

  • Seuil d'intervention élevé. Il se peut que le Bureau ne soit pas en mesure de prendre des mesures contre certaines formes de comportements potentiellement nuisibles en raison des critères juridiques qui doivent être satisfaits. Une application excessive de la Loi n'est certes pas souhaitable, mais la balance ne doit pas pencher trop fortement contre les interventions nécessaires, si l'on veut que le Bureau puisse assurer son rôle de chien de garde.
  • L'étendue du rôle du Bureau. Même lorsque la Loi lui donne le droit d'enquêter et d'exercer des recours, le Bureau reste soumis à un certain nombre de contraintes qui limitent sa capacité à agir d'une manière qui fait autorité et en temps opportun.
  • La cohérence de l'application de la loi et des recours. Certaines formes de comportements peuvent être traitées au pénal ou au civil, tandis que d'autres ne le peuvent pas; différentes formes de sanctions et de recours publics et privés devraient aussi être reconsidérées pour servir au mieux le public.
  • Défi posé par les données et les marchés numériques. Sans surprise, compte tenu de ce qui précède, des questions continuent de se poser quant à l'interaction entre une économie en évolution rapide et une Loi sur la concurrence qui a vu le jour dans les années 1980. Quelle nouvelle définition, s'il doit en avoir une, un organisme d'application du droit de la concurrence doit-il avoir de ce qui constitue un « comportement préjudiciable »?

Ces thèmes sont présents tout au long de la discussion qui suit. Nous y examinerons divers aspects de la Loi pour déterminer dans quelle mesure une réforme est nécessaire.

Nous accueillons les commentaires sur les orientations présentées et les questions soulevées dans ce document, ainsi que toutes autres suggestions et recommandations que les intervenants pourraient juger pertinentes. Les descriptions d'expériences d'une grande variété d'entreprises, de consommateurs et de travailleurs, ainsi que des effets du système sur ces intervenants dans sa forme actuelle et dans les formes envisagées, aideront particulièrement à éclairer la prise de décisions du gouvernement.

Compte tenu des intérêts économiques en jeu dans les politiques en matière de concurrence et des nombreuses façons dont les modifications au cadre peuvent affecter ces intérêts, le gouvernement ne s'attend pas à ce qu'un consensus soit atteint entre tous les intervenants sur tous les éléments de la réforme. Ce n'est d'ailleurs pas l'objectif des consultations à la base du présent document. Des décisions devront être prises quant à la meilleure façon d'équilibrer les nombreux intérêts en jeu dans une économie en mutation, en plaçant les intérêts des Canadiens au centre des discussions. Les consultations permettront de s'assurer que les réformes sont bien réfléchies et bien conçues.

Après un rappel des modifications de 2022, les cinq sections suivantes du présent document traitent des principaux piliers de la Loi : l'examen des fusions, les comportements unilatéraux, les collaborations entre concurrents, les pratiques commerciales trompeuses, ainsi que les processus d'exécution et de contrôle d'application. La discussion met en évidence divers problèmes et différentes lacunes, notamment en ce qui concerne l'émergence de nouveaux modèles d'affaires et de nouvelles pratiques commerciales. Tout au long de la discussion, lorsque nous relevons des problèmes ou des lacunes dans la Loi, nous présentons des propositions de solutions, dont celles qui émanent des pratiques internationales.

III. Modifications de 2022

Le projet de loi C‑19 (Loi no 1 d'exécution du budget de 2022) annonçait des modifications à la Loi « comme étape préliminaire de la modernisation du régime de la concurrence » (ci-après appelées les « modifications portées par la LEB »). Annoncées par la ministre le 7 février 2022, les modifications visaient à combler les « lacunes dans la loi qui peuvent être facilement corrigées, ce qui ferait en sorte d'assurer la conformité du Canada aux pratiques exemplaires internationales »Note de bas de page 33. Les modifications proposées se sont appuyées sur de nombreuses années d'expérience en matière d'application de la Loi et sur le débat public pour résoudre les problèmes qui réduisaient l'efficacité du droit de la concurrence, et elles ont permis d'apporter un premier lot d'améliorations avant la tenue de consultations sur une réforme plus profonde. Voici un résumé de ces modifications.

  • Criminalisation des cas flagrants d'accords de fixation des salaires et de non-débauchage entre employeurs, en raison de leurs effets manifestement anticoncurrentiels sur le marché du travail.
  • Élargissement de la définition de ce qui constitue un « agissement anticoncurrentiel » à l'égard de l'abus de position dominante, afin de s'assurer que cette définition englobe les préjudices causés intentionnellement à un concurrent ou au principe même de la concurrence. Cela permet de tenir compte des formes de comportements anticoncurrentiels unilatéraux qui ne pouvaient auparavant pas être traitées en raison de la jurisprudence.
  • Permission accordée aux parties privées de saisir le Tribunal de la concurrence en cas d'abus de position dominante, afin de compléter l'application publique et de mieux tenir les entreprises dominantes responsables.
  • Clarification au sujet de l'« indication de prix partiel » : cette pratique, où les prix annoncés ne sont pas atteignables en raison de frais obligatoires qui s'y ajoutent, est nommément désignée comme une forme de comportement qui peut être abordée en vertu des dispositions de la Loi sur les pratiques commerciales trompeuses.
  • Retrait des sanctions pénales maximales pour les infractions relatives aux cartels, et reformulation des plafonds établis pour les sanctions administratives pécuniaires au civil pour tenir compte des avantages tirés de ces infractions et pour mieux tenir compte des énormes volumes d'activités commerciales qui peuvent être affectés par des pratiques anticoncurrentielles ou des comportements trompeurs grâce au retrait de plafonds arbitraires.
  • Ajout, pour le Tribunal de la concurrence, d'aspects à prendre en considération lors de l'examen des demandes liées aux abus de position dominante, aux fusions et aux collaborations entre concurrents, afin de tenir explicitement compte des caractéristiques émergentes de l'économie numérique, comme le phénomène de la concurrence hors prix, tel qu'au moyen de la protection de la vie privée des consommateurs, et des barrières à l'entrée comme les effets de réseau.
  • Instauration d'une disposition anti-évitement pour les préavis de fusion, en réponse aux transactions structurées de manière à éviter la notification obligatoire.
  • Modifications pour assurer la cohérence dans l'application des ordonnances de production aux sociétés étrangères et aux sociétés affiliées.
  • Amélioration de la clarté dans certains domaines, comme le calcul du temps pour les examens de fusions ou la description des conditions associées à une ordonnance provisoire à l'égard d'une fusion.

Plusieurs de ces changements ont permis d'apporter des mises à jour immédiates à la Loi, mais ils n'en demeurent pas moins associés à des enjeux plus vastes et à d'autres pistes de réformes potentielles qui sont abordées dans les prochaines sections.

IV. Examen des fusions

Une consolidation excessive des entreprises réduit la concurrence, ce qui peut entraîner une hausse des prix, réduire les choix offerts aux consommateurs et nuire à l'innovation. Le régime des examens des fusions instauré par la Loi date de 1986. La réforme la plus significative qui y a été appliquée récemment avait trait au processus pour les fusions à déclaration obligatoire, un élément clé des modifications de 2009 qui ont suivi les recommandations du Groupe d'étude sur les politiques en matière de concurrenceNote de bas de page 34. Bien que le Bureau puisse examiner toutes les fusions pour s'assurer qu'elles n'auront pas comme effet d'empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence, seules les fusions qui dépassent un seuil de 400 millions de dollars quant à la taille des parties et un seuil indexé annuellement pour la taille de la transaction (93 millions de dollars en 2022) doivent faire l'objet d'un préavis au Bureau et d'un retardement de la clôture de la transaction jusqu'à l'expiration des périodes d'attente prévues par la loi.

Bien que le Bureau examine les fusions au cas par cas et qu'il lutte contre les menaces à la concurrence, le phénomène de la concentration peut se poursuivre dans l'économie, et ce, tout à fait légalementNote de bas de page 35. Il peut y avoir plusieurs raisons à cela dans le cadre des activités de fusion. Par exemple, cette concentration peut résulter de l'effet cumulatif d'acquisitions qui n'excèdent pas en soi les seuils établis pour le critère qui permet de conclure à un effet d'empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence. Il peut aussi exister des facteurs atténuants au moment de la fusion, comme un changement qui touche l'ensemble du marché ou l'arrivée potentielle de nouveaux joueurs. Les entreprises peuvent aussi se prévaloir de la défense fondée sur les gains en efficience prévue dans la Loi. Même en l'absence de fusions, la concentration peut s'amplifier lorsque des entreprises se retirent ou lorsque certaines entreprises gagnent des parts de marché sur d'autres en offrant de meilleurs produits et services. Il s'agit là d'un résultat naturel et attendu de la concurrence.

Des inquiétudes ont été soulevées quant à la portée du cadre correctif de la loi, étant donné les effets potentiellement néfastes de la concentration. Le rôle de plus en plus prédominant des entreprises en démarrage innovantes dans l'économie numérique a également accéléré le rythme des appels en faveur de réformes. Certaines acquisitions, bien qu'elles revêtent en fin de compte d'une grande importance, ne sont pas soumises à l'obligation de déclaration et peuvent ainsi échapper à la détection. Aussi, même si elles sont connues, certaines fusions peuvent causer un préjudice concurrentiel trop difficile à prévoir avec précision au moment de l'acquisition. À l'étape où ce préjudice devient apparent, il est alors trop tard pour y remédier.

Nous présentons ci-dessous certaines des considérations qui ont alimenté les débats au cours des dernières années.

Enjou : l'acquisition d'innovateurs potentiels

L'économie numérique a incontestablement abaissé certaines barrières à la création d'entreprises, contribuant ainsi à la concurrence et à l'innovation. Par exemple, une nouvelle entreprise de commerce électronique peut « ouvrir un magasin » en ligne et expédier ses produits directement du fabricant au client. Elle élimine ainsi le besoin d'un emplacement physique pour vendre ou entreposer ses produits et elle économise beaucoup de temps et d'argent. De même, il peut suffire de petites équipes et d'investissements limités pour concevoir des applications qui sont ensuite mises à la disposition de millions d'utilisateurs sur des appareils mobiles.

Face à cette réalité, on s'inquiète toutefois de voir les entreprises en place chercher à acquérir les nouvelles entreprises potentiellement innovantes dans l'espoir que ces investissements les aideront à demeurer en bonne position face à une technologie perturbatrice ou à supprimer purement et simplement cette technologie. Cela peut se produire à un moment où la jeune pousse en est encore à sa phase initiale, avec des recettes nulles ou minimes, mais recèle un potentiel de croissance considérable. Les entreprises établies peuvent acquérir ces petites entreprises innovantes dans des marchés qui se chevauchent ou qui sont adjacents, ce qui entraîne une perte de concurrence, dans l'immédiat ou dans l'avenir.

Si les acquisitions peuvent être utilisées de manière stratégique pour supprimer la concurrence, elles peuvent également fournir les incitatifs ou les investissements en capitaux nécessaires qui permettent aux nouvelles entreprises d'innover en premier lieu. Par exemple, la perspective d'une vente éventuelle à un grand joueur établi peut être un objectif final et un moyen par lequel une jeune pousse innovante entend obtenir des retours considérables pour ses investisseurs ou apporter son innovation à une plus vaste clientèleNote de bas de page 36. La fusion de deux entreprises peut entraîner une baisse des prix et permettre l'adoption plus rapide de produits et services innovants, étant donné les moyens financiers du joueur établi, les économies d'échelle, les réseaux de distribution existants, ainsi que la connaissance de la marque. Par ailleurs, la vente d'une entreprise pourrait, à terme, financer des activités de démarrage ultérieures. La préoccupation ne porte pas sur les acquisitions en soi, mais sur leur potentiel à réduire ou à éliminer la concurrence.

1. Capacité à prendre des mesures opportunes

(a) Évolution des marchés

Les préoccupations concernant les acquisitions préventives d'entreprises innovantes ou perturbatrices ne sont pas propres à l'économie numérique. Cependant, la probabilité que de telles acquisitions soient inférieures aux seuils au-delà desquels le préavis de fusion est exigé ou qu'elles échappent à un examen suffisant est particulièrement élevée dans ce secteurNote de bas de page 37. Un concurrent numérique naissant peut ne pas avoir encore d'actifs ou de ventes considérables au Canada au moment de l'acquisition, mais être néanmoins un futur concurrent prometteur. Bien que le Bureau puisse, par sa propre diligence, détecter et examiner les fusions qui ne sont pas soumises à l'exigence de déclaration, la détection en temps opportun demeure un problème, étant donné les possibilités de recours limitées du Bureau au-delà du délai légal d'un an décrit ci-dessousNote de bas de page 38. À cela s'ajoute la possibilité que les entreprises adoptent un comportement stratégique, par exemple en n'annonçant pas publiquement les fusions ou en ne modifiant pas leurs pratiques commerciales jusqu'à ce que le délai pendant lequel le Bureau aurait pu agir ait expiré.

En outre, même lorsque la détection n'est pas un problème, il semblerait qu'il subsiste au moins deux possibles écueils notables à l'application du critère des effets sur la concurrence prévu par les dispositions relatives aux fusions, dans le cas des acquisitions qui surviennent dans des marchés numériques en évolution rapide. Le premier écueil concerne les cas où les préjudices surviennent dans des dimensions de la concurrence qui n'ont pas trait aux prix, comme l'innovation. Ces préjudices peuvent s'avérer difficiles à quantifier et, par conséquent, le Tribunal de la concurrence ou les cours d'appel leur donnent moins de poids. Le deuxième écueil est l'exigence de fond selon laquelle le Bureau doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu'un préjudice à la concurrence a une chance « vraisemblable » de se produire dans un délai « discernable », et que ce préjudice serait vraisemblablement « sensible »Note de bas de page 39. Étant donné la complexité, le dynamisme et le rythme des changements dans de nombreux marchés, en particulier dans les marchés numériques, ces critères précis peuvent s'avérer difficiles à appliquer..

L'importance de prendre des mesures correctives avant une transaction ne peut être sous-estimée, non seulement en raison des difficultés inhérentes à l'annulation d'une fusion déjà réalisée, mais aussi en raison du délai d'un an établi par les modifications de 2009. Si les effets concurrentiels néfastes ne se manifestent pas au cours de la première année qui suit l'achèvement de l'opération (un scénario de plus en plus probable dans les marchés dynamiques qui caractérisent l'économie numérique), le seul moyen de remédier aux conséquences de la concentration serait de recourir aux dispositions de la Loi sur les comportements anticoncurrentiels, comme l'abus de position dominanteNote de bas de page 40. Certains intervenants ont fait valoir que la difficulté de prédire les événements futurs fait en sorte qu'il faut que ce soit là la solutionNote de bas de page 41. Il convient toutefois de noter que cette approche ne permet pas de remédier à certaines conséquences de la concentration, comme l'augmentation des prix, qui ne constituent pas en soi un abus. Même dans les véritables cas d'abus, les critères précis associés à ces dispositions et la jurisprudence qui en a découlé constituent certaines des questions les plus complexes et les plus coûteuses traitées par le Bureau. Un délai de prescription de trois ans est par ailleurs prévu pour ces cas en particulier. En outre, la possibilité d'imposer des mesures correctives structurelles comme le dessaisissement est passablement plus difficile, car la Loi exige que les ordonnances relatives aux abus soient « raisonnables et nécessaires dans le but d'enrayer les effets de la pratique »Note de bas de page 42.

Certaines propositions ont été formulées en vue de mieux relever le défi de la lutte contre les préjudices concurrentiels incertains avant qu'ils ne se produisent. Une suggestion avancée par le groupe d'experts britannique sur la concurrence numériqueNote de bas de page 43 consiste à adopter une approche d'« équilibre des préjudices » lors de l'évaluation d'une fusion. Dans une telle approche, on évalue à la fois la probabilité et l'ampleur des effets potentiels d'une fusion pour déterminer s'il convient de la bloquer ou de l'autoriser. Le groupe d'experts affirme que cette approche, bien qu'elle ne soit pas forcément pratique dans tous les cas, permettrait une évaluation économique plus solide des effets futurs des fusions dans les marchés numériquesNote de bas de page 44. Dans le rapport de l'enquête australienne sur les plateformes numériques, on recommande que certaines considérations soient rendues plus explicites dans les dispositions de la loi traitant de l'examen des fusions, notamment la probabilité que l'acquisition entraîne le retrait du marché d'un concurrent potentiel, ainsi que la nature et l'importance des actifs acquis, y compris les données et les technologiesNote de bas de page 45. Le dirigeant sortant de l'autorité australienne en matière de concurrence a ensuite formulé d'autres suggestions, notamment une définition plus souple de la probabilité des effets, l'établissement de présomptions pour les entreprises déjà dominantes et des critères spéciaux pour les plateformes numériquesNote de bas de page 46.

L'un des projets de loi sur la réforme antitrust présentés au Sénat des États‑Unis modifierait le critère juridique pour les interventions à l'égard des fusions. Il ne serait plus question d'une diminution substantielle de la concurrence, mais plutôt d'un risque appréciable de diminution substantielle de la concurrenceNote de bas de page 47. Certains intervenants suggèrent qu'on renverse le fardeau de la preuve pour certains types de fusionsNote de bas de page 48. Dans le projet de loi déposé devant le Sénat des États‑Unis, on interviendrait en cas de renforcement considérable de la concentration, d'acquisitions réalisées par des entreprises dominantes ou de fusions d'une valeur supérieure à cinq milliards de dollars américains. Des mesures similaires pourraient être envisagées au Canada, soit pour les transactions ou les entreprises de certaines tailles, soit pour les secteurs où la concentration est particulièrement marquée. On pourrait aussi établir un critère d'atteinte à la concurrence (ou un seuil de déclaration) plus rigoureux, en se basant sur l'état de la situation dans des secteurs désignés comme étant sensibles, à l'instar de ce que prescrivait la Loi sur Investissement Canada avant les modifications apportées en 2009Note de bas de page 49.

Quelle que soit la voie empruntée, il y aurait un avantage connexe à permettre au Bureau de mener davantage d'enquêtes rétrospectives sur les fusions, afin d'affiner les approches analytiques et d'appliquer les leçons apprises aux cas futurs. Pour ce faire, on pourrait s'appuyer sur de nouveaux outils de collecte d'informations conçus à cette finNote de bas de page 50.

Dans le cadre de l'examen visant à déterminer comment on pourrait modifier, étendre ou mettre à jour les dispositions législatives sur l'examen des fusions pour garantir leur pertinence dans le contexte moderne, il faudra veiller à éviter d'entraîner l'incertitude commerciale ou le découragement des investissements. Quelle que soit l'approche retenue, le défi consistera à assurer la mise en place d'un cadre clair et prospectif pour l'évaluation des fusions, qui va au-delà de l'état actuel des marchés et examine comment les transactions peuvent affecter le bien-être futur des participants à ces marchés.

(b) Délais et seuils – retour sur 2009

Malgré les considérations décrites ci-dessus, il n'en demeure pas moins que, tant dans les marchés traditionnels que dans les marchés émergents, il ne sera pas toujours possible de prendre des mesures correctives à l'avance, et le Bureau pourrait devoir se pencher sur des fusions déjà réalisées, comme cela semble être de plus en plus souvent le cas. En 2009, le délai de prescription a été ramené de trois à un an, afin de l'adapter au nouveau système à deux niveaux pour les examens des fusions, qui permet au Bureau de recevoir davantage d'informations essentielles plus tôt et de manière systématique. Toutefois, aucune considération du genre ne s'applique aux fusions qui ne sont pas soumises à l'obligation de déclaration, pour lesquelles les entreprises bénéficient aussi du délai raccourci. Il en résulte que les parties à des transactions non soumises à l'obligation de déclaration ne doivent attendre que pendant une année après la conclusion de la transaction (année dont une grande partie peut être consacrée à la réorganisation de la nouvelle société) avant de récolter les avantages d'une concurrence réduite, par exemple en augmentant les prix. Or, le contrôle des fusions est justement censé contrer ces effets structurels, qui peuvent être hors de portée des enquêtes sur les comportements anticoncurrentiels. On peut donc arguer qu'il y a lieu de rajuster le délai de prescription dans les cas de fusions, de manière absolue ou conditionnelle, au moins pour ce qui est des fusions qui ne sont pas soumises à l'obligation de déclaration. Une suggestion digne de mention consiste à rendre l'expiration du délai de prescription conditionnelle à une déclaration sur une base volontaire. On s'assurerait ainsi que le Bureau est au courant de la situation ou qu'il aura plus tard l'occasion de se pencher sur les transactions potentiellement nuisiblesNote de bas de page 51.

Malgré l'adoption de l'examen des fusions en deux étapes en 2009, qui conditionne la capacité des parties à conclure une transaction à la satisfaction d'une demande d'informations supplémentaires, les délais pour l'application de mesures réparatrices demeurent problématiques. En vertu de la Loi, le Bureau ne dispose que de 30 jours à compter de la communication de l'information pour décider si une fusion doit être contestée. À ce moment, il peut également demander une ordonnance provisoire pour empêcher la fusion en attendant la fin des procédures (art. 104). Cependant, la complexité accrue des fusions fait en sorte qu'il est ultimement difficile, voire impossible, d'examiner toutes les nouvelles informations, de préparer les documents de cour, d'obtenir une date d'audience et de tenir l'audience dans le délai de 30 jours, de sorte que les parties peuvent encore conclure des accords (et potentiellement nuire au marché de manière irréversible) avant même qu'on ait eu la possibilité d'obtenir une ordonnance provisoire. La solution de rechange consiste à déposer, à titre préventif, une demande d'ordonnance provisoire qui ne dépend pas de l'intention de contester (art. 100), mais est probablement formulée sur la base d'informations insuffisantes, sans certitude que l'ordonnance soit accordée ou que la cause soit entendue à temps. En pratique, les délais prévus par la Loi ne donnent que très peu de marge de manœuvre au Bureau, qui dépend donc de la volonté des parties de conclure des accords sur les délais pour permettre un examen complet. Si les parties sont prêtes à risquer une intervention après la conclusion de la transaction, il se peut que le Bureau ne soit pas en mesure de faire grand-chose pour protéger le marchéNote de bas de page 52. Il convient d'examiner si un mécanisme plus pratique pourrait être mis en place concernant les mesures provisoires à court terme, depuis le moment où le commissaire déclare son intention de demander une injonction en attendant une contestation, jusqu'au moment de la décision sur la demande d'injonction.

Les modifications portées par la LEB ont permis d'ajouter une disposition anti-évitement pour garantir que les transactions structurées de manière à éviter les seuils au-delà desquels la déclaration devient obligatoire soient traitées, dans les faits, comme des transactions soumises à l'obligation de déclaration. On retrouve des mécanismes contre l'évitement ou les « prises de contrôle rampantes » dans le droit des États‑Unis et de l'Union européenneNote de bas de page 53. Cependant, la formule de calcul des seuils au-delà desquels la déclaration devient obligatoire n'a pas été modifiée depuis 2009, lorsque le seuil de la « taille de la transaction », basé sur les actifs ou les recettes (provenant de ventes au Canada ou à partir du Canada) des parties faisant l'objet de l'acquisition, a été indexé sur la croissance du produit intérieur brut. Depuis, ce seuil est mis à jour sur une base annuelle. Le seuil de « taille des parties » est resté fixé à 400 millions de dollars d'actifs ou de recettes en provenance du Canada ou en direction du Canada. Les méthodes de calcul peuvent donner lieu à des résultats qui s'écartent des principes établis à la base. Par exemple, il se peut qu'une fusion étrangère qui affecte une grande partie du commerce au Canada n'excède pas le seuil fixé pour la taille de la transaction, alors qu'une vente à un tout nouveau joueur sur le marché est soumise à l'obligation de déclaration du seul fait de la taille de la société acquise. Si l'on ajoute à cela les observations qui montrent que les seuils canadiens sont plus élevés que ceux des États‑Unis, même si notre économie est beaucoup plus petite, il est manifestement temps de réexaminer les critères de déclaration, même au-delà des préoccupations susmentionnées concernant les entreprises naissantesNote de bas de page 54.

2. Gains en efficience

La défense des fusions fondée sur les gains en efficience, comme elle est établie par la Loi (art. 96), permet de défendre des fusions autrement anticoncurrentielles devant les tribunaux lorsque ces fusions génèrent des gains en efficience suffisants pour surpasser et neutraliser le préjudice concurrentiel. Cette exception a été créée au moment de l'adoption de la Loi en 1986Note de bas de page 55. Le législateur entendait ainsi établir un compromis entre la concentration nationale et la compétitivité internationale des entreprises canadiennes. Cette disposition peut être considérée comme unique parmi les cadres adoptés par les pays similaires au Canada en matière de concurrence. Son effet, qui découle en partie de la jurisprudence, est de permettre aux fusions d'aller de l'avant même lorsqu'elles entraînent un préjudice considérable pour les consommateurs, sous forme d'augmentation des prix ou de réduction des choix. La transformation de l'économie canadienne par les accords commerciaux et la mondialisation depuis le milieu des années 1980, ainsi que les affaires plaidées à l'aide de cette défense au fil du temps dans des contextes où la nécessité d'un « champion » canadien sur le marché n'était pas évidente et qui ont mené à une concentration considérable, ont miné un argument majeur en faveur de cette défense. Les opposants à cette défense soulignent qu'elle peut avoir des effets négatifs sur les consommateurs sans nécessairement générer les avantages escomptés sur les marchés mondiaux.

Le Canada est en fait l'un des rares pays au monde où les gains en efficience constituent une défense à part entière pour des fusions autrement anticoncurrentielles. Aux États‑Unis, en Australie, dans l'Union européenne et au Royaume‑Uni, les gains en efficience peuvent être considérés comme faisant partie des effets concurrentiels d'une fusion, mais ils ne constituent pas une défense juridique en soiNote de bas de page 56. En outre, l'approche du Canada est relativement unique en ce qui concerne la manière dont les gains en efficience sont mesurés et pondérés par rapport aux effets anticoncurrentiels lorsque cette défense est utilisée – la dite « norme de bien-être ».

Les augmentations de prix consécutives à une fusion peuvent entraîner à la fois une perte sèche pour l'économie et un transfert de richesse des consommateurs vers les producteurs. Les principaux partenaires commerciaux du Canada adoptent une approche de la « norme de bien-être » fondée sur le « surplus du consommateur ». Selon cette approche, le transfert de richesse des consommateurs vers les producteurs est considéré comme un effet anticoncurrentiel de la fusion. Ainsi, pour que la fusion soit autorisée, les économies de ressources obtenues grâce à une fusion doivent en fin de compte se traduire par un avantage global pour les consommateurs (comme le renforcement de la pression concurrentielle exercée sur un joueur établi qui n'est pas une partie à la fusion)Note de bas de page 57. Jusqu'à l'appel Supérieur PropaneNote de bas de page 58 de 2001, qui fait désormais école, l'approche du Canada reposait sur le critère du « surplus total » : le transfert de richesse était ainsi considéré comme un effet neutre. Cependant, dans l'affaire Supérieur Propane, le tribunal n'a pas prescrit de norme unique, préférant plutôt permettre une certaine souplesse en fonction des faits de chaque affaireNote de bas de page 59.

L'approche inhabituelle du Canada et les répercussions négatives sur la concurrence que cette approche peut favoriser ont fait l'objet d'une attention particulière en 2015, avec l'arrêt Tervita de la Cour suprême du Canada, qui a mis énormément l'accent sur la quantification des gains en efficience, tout en notant que « les effets qualitatifs joueront un rôle modeste dans l'analyse dans la plupart des cas »Note de bas de page 60. La Cour a estimé que, même marginaux, les gains en efficience pouvaient justifier la poursuite d'une fusion qui aurait autrement été jugée anticoncurrentielle, malgré les preuves non quantifiées qui lui ont été soumises. Avec l'importance accrue de la concurrence hors prix dans l'économie numérique, le fardeau juridique qu'entraîne la défense fondée sur des gains en efficience est susceptible de devenir de plus en plus lourd, tant pour les entreprises que pour le Bureau, et cela sera d'autant plus vrai si on y fait intervenir des concepts plus abstraits, comme la vie privée ou l'innovationNote de bas de page 61.

Il n'est pas surprenant, dans ce contexte, que la défense fondée sur les gains en efficience continue de faire l'objet de nombreux débats parmi les observateurs. Elle est au cœur de l'objectif de la Loi et de la structure d'application. C'est parfois à la lumière de cette défense qu'on soupèse les avantages et les préjudices subisNote de bas de page 62. Le gouvernement est résolu à examiner une éventuelle réforme de la défense des gains en efficience et considère cette question un élément clé de cette consultation. Les solutions possibles vont de la réforme de certains aspects de la défense à son abolition. On pourrait par exemple analyser les gains en efficience dans l'évaluation du critère des effets sur la concurrence plutôt que de les traiter comme une défense à part entière. On pourrait déplacer le fardeau des éléments ou des procédures nécessaires pour établir ou contester les gains en efficience. On pourrait pondérer les facteurs différemment ou adopter une norme de « surplus du consommateur » de bout en bout. On pourrait rehausser le rôle des preuves non quantifiées. Enfin, on pourrait limiter cette défense aux fusions ou aux marchés présentant certaines caractéristiques. Ces différentes approches pourraient être adoptées seules ou combinées.

3. Effets des fusions sur les travailleurs

La Loi tient compte des effets d'une fusion ou d'un projet de fusion sur la concurrence et, comme indiqué ci-dessus, sur les gains en efficience. Compte tenu de l'importance du capital humain en tant qu'intrant unique et de l'engagement du Canada en faveur d'une croissance inclusive, on peut légitimement se demander si les effets sur la main-d'œuvre ne devraient pas jouer un rôle plus important dans l'équation.

Partout dans le monde, les effets sur le travail sont rarement examinés en tant que facteurs déterminants ou pertinents pour évaluer les effets d'une fusion sur la concurrenceNote de bas de page 63. Des commentateurs ailleurs dans le monde soulignent que l'analyse traditionnelle de la concurrence a jusqu'ici été axée sur le bien-être des consommateurs et sur les prix en particulier, ce qui peut représenter un rétrécissement par rapport aux objectifs sociopolitiques originaux qui ont mené à l'introduction des politiques antitrust destinées à limiter la concentration des entreprises. Certains font valoir qu'en mettant surtout un fort accent sur les marchés de produits dans les analyses antitrust, on fait preuve d'incohérence ou on s'appuie sur des hypothèses dépasséesNote de bas de page 64. Alors qu'on accuse le phénomène de concentration dans les marchés du travail d'être responsable de l'incapacité des salaires à suivre le rythme de la croissance économique à la suite de la grande récession, des voix s'élèvent pour réclamer une approche plus globale pour l'examen des fusions, que ce soit dans le cadre existant ou au moyen de nouveaux outilsNote de bas de page 65.

Dans un document commandé par Innovation, Sciences et Développement économique Canada, l'économiste Marcel Boyer relève une série de difficultés et de pièges liés à l'application du droit de la concurrence dans les marchés du travail. Il s'agit notamment de déterminer comment il convient d'intégrer à l'analyse les rôles de l'évolution technologique et de la « destruction créatrice », qui auront inévitablement des effets négatifs sur certains emplois. Une autre difficulté consiste à évaluer les salaires de manière globale, en tenant compte des assurances, des pensions, de la formation, de la rémunération non statique et des avantages sociaux. Une troisième difficulté concerne la définition du « marché du travail » en ce qui a trait aux travailleurs, compte tenu de la fluidité des compétences et de la mobilité des travailleurs, entre autres. Enfin, on doit tenir compte du rôle que joue le pouvoir compensateur des travailleurs, notamment par le truchement des syndicats et des recruteursNote de bas de page 66.

Bien que la réflexion se poursuive quant à la méthodologie qui serait appropriée pour évaluer les effets sur la main-d'œuvre lors de l'examen des fusionsNote de bas de page 67, il y a au moins deux points, dans le système canadien, où il conviendrait de procéder à un examen plus approfondi des effets sur la main-d'œuvre. Premièrement, la question des effets sur la main-d'œuvre pourrait se poser à l'étape de l'évaluation des effets concurrentiels : il s'agirait alors de déterminer si les fusions pourraient entraîner des distorsions dans le marché du travail, même si elles n'ont pas d'effets concurrentiels néfastes en aval (c'est-à-dire, entraîner l'exercice d'un pouvoir monopsonistique plutôt que monopolistique). Deuxièmement, cet aspect pourrait être pertinent dans l'évaluation des gains en efficience. Dans le cadre de cette évaluation, la réduction de la main-d'œuvre peut être considérée comme efficace ou proconcurrentielle, même si les travailleurs ne peuvent pas être aussi facilement redéployés que les autres intrants de la production et sont soumis à des pressions humaines, qui sont évidemment différentesNote de bas de page 68.

Il convient d'examiner si des modifications à la Loi pourraient accorder à la main-d'œuvre un rôle plus central dans les analyses de la concurrence. On pourrait, par exemple, modifier la déclaration d'objet de la Loi, ajouter aux critères d'évaluation des effets concurrentiels décrits à l'art. 93 de la Loi un facteur qui tiendrait expressément compte du pouvoir monopsonistique et des effets sur la main‑d'œuvre, ou encore modifier le régime de la défense fondée sur les gains en efficience pour traiter plus directement des gains en efficience qui concernent la main-d'œuvre. En même temps, il est important de noter que les politiques en matière de concurrence ne constituent que l'un des outils à la disposition du gouvernement. Emploi et Développement social Canada est responsable des politiques fédérales du travail, tandis que la réglementation directe relève généralement des provinces et territoires. Bien que la Loi reconnaisse l'importance des négociations collectives pour la protection des travailleurs, l'incorporation de facteurs supplémentaires liés à la main-d'œuvre dans les politiques en matière de concurrence serait une toute nouvelle avenue. Si cette avenue était empruntée, il conviendrait d'étudier ses effets sur les objectifs portés jusqu'ici par la Loi.

Éléments de discussion

Le gouvernement envisage les réformes potentielles suivantes et souhaiterait recevoir des commentaires à leur sujet :

  • Révision des règles entourant les préavis de fusion pour mieux déceler les fusions qu'il convient d'examiner.
  • Extension du délai de prescription pour les fusions non soumises à l'obligation de déclaration (p. ex. trois ans), ou création d'un lien conditionnel entre ce délai et une déclaration volontaire.
  • Assouplissement des conditions pour l'obtention de mesures provisoires dans les cas où le Bureau contesterait une fusion et demanderait une injonction.
  • Modification de la défense fondée sur les gains en efficience, p. ex. de manière à restreindre son application aux situations dans lesquelles la fusion ne causerait pas de préjudices aux consommateurs ou aux fournisseurs.
  • Révision des critères pour l'application de mesures correctives à l'égard de fusions. Il s'agirait par exemple d'assurer une meilleure protection contre les préjudices concurrentiels potentiels ou de mieux tenir compte des effets des fusions sur les marchés du travail.

V. Comportements unilatéraux

L'économie numérique a donné naissance à certaines des plus grandes entreprises de la planèteNote de bas de page 69. Ces entreprises se sont rapidement hissées au sommet des indices de capitalisation boursière et engrangent des profits annuels de plusieurs dizaines de milliards de dollarsNote de bas de page 70. Au-delà de leur simple taille et de leur portée mondiale, les grands acteurs numériques sont intégrés à presque toutes les facettes de nos interactions sociales et économiques quotidiennes, ce qui inclut même la manière dont nous accédons à l'information, ainsi que la sélection des informations auxquelles nous accédons, sur presque tous les sujets. La croissance des activités économiques numériques au Canada est environ 30 % plus rapide que celle de l'économie dans son ensemble, et cette tendance ne montre aucun signe de ralentissementNote de bas de page 71. La pandémie de COVID‑19, en particulier, a mis en évidence la mesure dans laquelle le commerce et les plateformes numériques sont désormais intégrés à l'économie générale et a montré qu'on en dépend intensivement pour faire des affaires et se procurer des biens et des services. Face aux fermetures et aux restrictions physiques généralisées, le commerce électronique a comblé un vide dans une mesure qui aurait été inimaginable si la pandémie s'était produite une génération plus tôtNote de bas de page 72.

Enjou : la montée en puissance des « géants du numérique »

L'économie numérique et l'essor des données en tant que monnaie de valeur ont mis en lumière les préoccupations liées au fait qu'un petit nombre d'entreprises technologiques contrôlent de manière substantielle un certain nombre de marchés numériques essentiels, comme la recherche en ligne, les médias sociaux ou le commerce électronique, et que ces entreprises sont de facto des « contrôleurs d'accès » qui détiennent le pouvoir de décider qui est autorisé à entrer en concurrence dans un marché et qui établissent les paramètres de cette concurrenceNote de bas de page 73. Leur pouvoir pourrait s'étendre à l'économie physique, avec la croissance de l'« Internet des objets »Note de bas de page 74.

Une grande partie du succès des grandes plateformes numériques repose sur le fait qu'elles récompensent l'innovation et la production de biens et de services attrayants, offerts dans de nombreux cas à un coût monétaire nul pour le consommateur, et renforcés par des effets de réseau qui jouent un rôle crucial. Bien que ces formes de gain d'échelle ne soient pas problématiques en soi, il n'en demeure pas moins que la taille et l'ampleur des activités des entreprises numériques soulèvent des questions quant à l'efficacité des mécanismes d'application du droit de la concurrence du Canada lorsque ces entreprises adoptent des comportements anticoncurrentiels.

On soulève aussi un autre enjeu : ces entreprises ont à la fois la possibilité et les moyens de renoncer à des profits pour miser intensivement sur l'expansion et la diversificationNote de bas de page 75. Si ce type de comportement peut profiter aux consommateurs à court terme, les effets sont moins évidents à long terme, si les marchés deviennent plus difficiles à percer et si les incitations à l'innovation diminuent.

Est-ce que les marchés numériques et les chefs de file de l'industrie, les « géants du numérique », posent en soi des problèmes nouveaux ou uniques en ce qui a trait aux dispositions de la Loi sur les comportements unilatéraux? Cette question fait l'objet de débats animés. Il semble néanmoins évident que certains des enjeux soulevés à propos de ces dispositions par le passé peuvent être encore plus préoccupants à l'ère numérique. Par exemple, une entreprise qui contrôle une plateforme peut également y participer et pousser les utilisateurs à acheter ses propres produits et services, plutôt que ceux proposés par ses rivaux. Ce comportement, connu sous le nom d'« autoréférencement », est susceptible de devenir l'une des questions de droit de la concurrence les plus vivement débattues dans les années à venir en ce qui concerne les plateformes numériques. Il convient de noter que le Bureau pourrait devoir s'occuper de plus en plus de cette forme de comportement, au moment d'examiner des fusions verticales qui placent différentes étapes d'une chaîne d'approvisionnement sous le contrôle d'un même propriétaire. Et ce alors qu'il s'agit d'un phénomène qui était pourtant considéré comme bénin par bien des intervenants au cours des dernières décenniesNote de bas de page 76.

L'état actuel des choses a donné lieu à un débat international portant non seulement sur la puissance commerciale au sens strictement économique, mais aussi sur son débordement dans d'autres domaines et sur les externalités négatives de la concentration de grands pouvoirs d'influence entre les mains d'un très petit nombre d'entreprises. En effet, certains estiment que cette situation pourrait mener à un cycle vicieux, dans lequel ces entreprises exerceraient leur influence auprès du politique pour obtenir des avantages économiques supplémentairesNote de bas de page 77. Étant donné le caractère indispensable d'Internet en tant que moyen de commerce moderne, certains comparent la situation à l'oligopole des compagnies de chemin de fer aux États‑Unis, qui a conduit à l'avènement des lois antitrustNote de bas de page 78.

La Loi s'attaque aux comportements unilatéraux qui peuvent entraîner diverses formes de distorsions dans les marchés. Tout d'abord, elle contient une disposition générale sur l'abus de position dominante, aux articles 78 et 79. Ces articles fixent des limites fondées sur des principes aux comportements des entreprises qui détiennent une part considérable de la puissance commerciale. Par ailleurs, d'autres dispositions de la Loi traitent spécifiquement du refus de vendre (art. 75) et du maintien des prix (art. 76), ainsi que de l'exclusivité, des ventes liées et de la limitation du marché (art. 77). Toutes ces dispositions n'ont pas encore fait l'objet d'examens judiciaires étoffés. Il n'en demeure pas moins qu'à l'heure actuelle, elles peuvent toutes permettre des recours civils s'appuyant sur des variations du critère des effets concurrentiels.

La discussion suivante examine certaines réformes potentielles en ce qui concerne les comportements unilatéraux.

1. Les fondements juridiques de l'abus de position dominante

L'abus de position dominante, également qualifié de « comportement monopolistique », est peut‑être l'aspect le plus abscons des politiques antitrust pour les observateurs non spécialisés, et le plus susceptible d'être mal compris. Au Canada, ce comportement est encadré par un ensemble exceptionnellement détaillé de dispositions législatives, qui sont interprétées à la lumière d'une abondante jurisprudence. L'application de cette partie de la Loi peut dépendre fortement d'une modélisation économique complexe et de l'établissement de distinctions qui peuvent sembler arbitraires ou indûment étroites aux yeux de certains.

De prime abord, l'art. 79 de la Loi exige l'application d'un critère à trois volets avant qu'une ordonnance corrective puisse être rendue. Ainsi, on doit conclure à la situation suivante : (i) le contrôle « sensible » ou « complet » d'un marché; (ii) une pratique d'agissements anticoncurrentiels, et (iii) l'effet réel ou vraisemblable d'empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence. L'article 78 dresse une liste non exhaustive d'exemples d'agissements anticoncurrentiels. Cette liste aide à informer le deuxième volet du critère.

Au fur et à mesure des affaires portées devant le Tribunal de la concurrence et d'autres tribunaux, ces instances ont extrapolé les critères pour chacun de ces éléments, comme le reflètent maintenant les Lignes directrices sur l'abus de position dominante du BureauNote de bas de page 79. Une entreprise occupe une position dominante lorsqu'elle acquiert une puissance commerciale substantielle dans un marché de produits et dans un espace géographique. Cette puissance se manifeste, par exemple, par les parts de marché et les barrières à l'entrée. Dans de rares cas, la puissance commerciale peut être détenue conjointement par plusieurs entreprises. À la suite des modifications portées par la LEB, un « agissement anticoncurrentiel » qui pourrait faire partie d'une pratique décrite dans le deuxième volet du critère est maintenant explicitement défini comme « tout agissement destiné à avoir un effet négatif visant l'exclusion, l'éviction ou la mise au pas d'un concurrent, ou à nuire à la concurrence ». Cette définition a été inspirée de la jurisprudence, mais son champ d'application a été élargi, pendant que la liste d'exemples illustratifs a été maintenue dans l'article 78. L'intention subjective et les conséquences raisonnablement prévisibles sont deux facteurs pertinents. Elles permettent de distinguer les comportements véritablement anticoncurrentiels des décisions commerciales justifiables qui peuvent néanmoins porter préjudice à un concurrent. Enfin, le critère qui permet de conclure à un effet d'empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence est appliqué de la même manière que les autres analyses des effets prévues par la Loi, par exemple pour les fusions, en comparant le degré de concurrence selon que la conduite alléguée a cours ou non.

Avant les modifications portées par la LEB, la deuxième partie du critère décrit à l'article 79 était probablement la plus problématique, puisque pour conclure à l'existence d'une pratique d'agissements anticoncurrentiels, on devait établir la preuve d'une intention de nuire à un concurrentNote de bas de page 80. Malgré la clarté du texte de la disposition, cette interprétation limitait indûment la capacité du Bureau à prendre des mesures contre les comportements anticoncurrentiels reconnus, lorsque ces derniers n'étaient pas strictement dirigés contre un concurrentNote de bas de page 81.

Par exemple, on parle de « pratiques facilitantes » lorsque des entreprises prennent des mesures unilatérales pour assouplir les relations avec leurs concurrents sans nécessairement exiger d'ententes. Il peut s'agir de la publication de listes de prix, de l'utilisation de garanties d'équivalence des prix ou de clauses de la nation la plus favorisée. Certaines de ces pratiques peuvent rendre un marché plus concurrentiel, mais dans certains contextes, elles peuvent aussi servir à réduire la concurrence au détriment des consommateurs ou des fournisseurs plutôt que des concurrentsNote de bas de page 82.

Bien que la jurisprudence récente, même avant les modifications portées par la LEB, a légèrement élargi l'interprétation de l'abusNote de bas de page 83, les trois étapes prises ensemble peuvent entraîner un fardeau relativement onéreux pour le Bureau de la concurrence. Cela peut limiter la capacité du Bureau à envisager de demander des mesures correctives dans les cas où la concurrence semble être menacéeNote de bas de page 84. Des appels sont régulièrement lancés pour que le Bureau intervienne dans des situations où certaines entreprises estiment être moins en mesure de faire face à la concurrence en raison des agissements de concurrents, de fournisseurs ou de clients puissants. Cependant, il arrive souvent que les circonstances particulières à ces situations ne satisfassent pas à l'intégralité du critère à trois volets qui permettrait d'établir la preuve d'un abus de position dominante au sens de la LoiNote de bas de page 85.

Il existe, bien sûr, des raisons valables de limiter les motifs d'intervention dans le commerce privé, même lorsque certaines parties peuvent être lésées. Toutefois, l'application très étroite de ces dispositions pourrait devenir de plus en plus problématique à mesure que l'économie devient plus complexe et entrelacée, avec l'essor du commerce numérique et ses nouvelles formes de concurrence. Pensons notamment aux ajustements de prix à la minute près et aux algorithmes qui permettent une personnalisation poussée, en plus de la concurrence hors prix évoquée plus haut. Tous ces phénomènes sont susceptibles de brouiller l'analyse traditionnelle de la concurrenceNote de bas de page 86. Afin de souligner l'importance croissante de ces phénomènes, les modifications portées par la LEB ont consacré la notion d'éléments de « concurrence hors prix ». Le Tribunal de la concurrence peut ainsi considérer ces éléments comme autant de facteurs, ce qui inclut la nouvelle dimension de la concurrence sur la base de la protection de la vie privée des consommateurs. Il n'en est pas moins difficile de mesurer ces facteurs ou de les évaluer, ceci dit. L'intérêt public n'est pas bien servi si le préjudice concurrentiel est identifiable, mais que le Bureau n'a pas les pouvoirs nécessaires pour intervenir, ou si les chances de succès des mesures d'application deviennent trop faibles en raison de la croissance des coûts et de l'allongement des délais des procédures.

Les législateurs se tournent de plus en plus vers la possibilité d'appliquer des règles ou des présomptions préventives aux entreprises ou aux plateformes dominantes, tant en ce qui concerne les acquisitions que les pratiques commerciales comme l'autoréférencement et l'utilisation des données, plutôt que de procéder à des analyses économiques approfondies dans chaque casNote de bas de page 87. En effet, dans un document commandé par Innovation, Sciences et Développement économique Canada, les chercheurs David Wolfe et Mdu Mhlanga vont plus loin. Ils établissent une distinction entre, d'une part, l'objectif traditionnel de l'application des lois antitrust, qui consiste à prévenir les comportements anticoncurrentiels et, d'autre part, la nécessité d'encourager de manière plus active les solutions de rechange pour le renforcement de la concurrence, comme la stimulation de la croissance et de l'expansion de nouvelles entreprises. Selon eux, il s'agit peut-être là de la voie à suivre pour « contrer la tendance inhérente à l'économie des plateformes, soit de produire des « résultats à l'avantage du gagnant » dans les secteurs de l'économie à forte intensité numérique »Note de bas de page 88. De telles approches structurelles et proactives en sont encore à l'étape de l'étude au Canada. Nous allons néanmoins présenter, ci-dessous, les éléments de l'approche actuelle à l'égard de l'abus de position dominante en vertu de l'article 79.

(a) Domination

Une atteinte à la concurrence peut résulter des actions d'entreprises qui ne sont pas forcément dominantes, mais qui exercent ensemble une influence substantielle sur le marché, que ce soit en tant que vendeurs ou en tant qu'acheteursNote de bas de page 89. Lorsque le comportement coordonné découle d'un accord ou d'un arrangement, la Loi peut l'attaquer comme une collaboration entre concurrents. Cependant, la réduction de la concurrence sur un marché peut être le résultat de stratégies de copiage, d'un parallélisme conscient (où le comportement réciproque est attendu, sans pour autant être imposé) ou de « pratiques facilitantes » (évoquées précédemment). La Loi reconnaît la possibilité d'une domination exercée par plus d'une entreprise, mais comme l'illustrent les lignes directrices du Bureau en matière d'application de la loi, il faut plus que de simples cas parallèles ou similaires de comportements unilatéraux, et en pratique, cette forme de domination a rarement été établie.

Le système de procédures civiles établi dans la Loi vise principalement à corriger les préjudices concurrentiels pour le bien des marchés. Contrairement à ce qui prévaut dans le cas de l'application du droit pénal ou du droit de la responsabilité délictuelle, l'attribution de la responsabilité d'origine est alors secondaire : les procédures visent principalement à obtenir la capacité d'appliquer une ordonnance corrective de manière appropriée. Par exemple, dans certaines autres dispositions relatives aux comportements unilatéraux, le seul fait qu'un comportement est « répandu sur un marché » est un motif suffisant pour intervenir, même s'il est impossible d'en attribuer la responsabilité exclusive à une partie. Tant que les agissements d'une entreprise sont susceptibles de limiter la concurrence, un certain degré d'influence sur le marché est implicite. On peut donc se demander à juste titre à quel point il est nécessaire que le critère de domination soit laborieuxNote de bas de page 90.

(b) Empêchement ou diminution sensible de la concurrence

L'obligation, pour le commissaire, de prouver que la pratique anticoncurrentielle a pour effet ou est susceptible d'avoir pour effet d'empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence pourrait s'avérer indûment stricte. Pour des raisons similaires à celles qui font que les dynamiques de marché dans une économie en évolution peuvent compliquer l'analyse des fusions (petites entreprises en démarrage, mais perturbatrices, modèles à recettes nulles ou à faibles actifs, etc.), il se pourrait qu'il soit nécessaire de revoir les hypothèses à l'égard des effets concurrentiels.

Dans un document commandé par Innovation, Sciences et Développement économique Canada, les auteurs Vass Bednar, Ana Qarri et Robin Shaban examinent divers comportements unilatéraux que les entreprises et les plateformes dominantes peuvent adopter dans une économie axée sur les données et qui peuvent en fin de compte consolider leur puissance commerciale et nuire à la concurrence. Ces entreprises et plateformes peuvent par exemple imposer des limites en agissant comme gardiens des accès, s'autoréférencer ou dupliquer les produits des utilisateurs de la plateforme (pour les remplacer par leurs propres versions). Les auteurs s'inquiètent de la portée de la Loi dans sa version actuelle. Ils soulignent :

« il peut être difficile de définir les effets anticoncurrentiels de certains comportements, en raison des normes élevées fondées sur des preuves nécessaires pour déterminer une réduction considérable de la concurrence ou la prévention de celle-ci.. […] Présentement, le commissaire doit montrer, en fonction d'une prépondérance des probabilités, que la conduite abusive a donné lieu à des résultats négatifs précis (l'approche conséquentialiste). Parmi les effets habituellement pris en considération, il y a des prix plus élevés, une qualité inférieure ou une innovation inférieure. Cependant, la législation dans d'autres instances, tout particulièrement l'UE, exige des autorités qu'elles montrent principalement que la conduite en question a bel et bien été adoptée. On cherche moins à montrer que la conduite a eu certains préjudices (l'approche déontologique ou, comme certains l'appellent au Canada, le critère de la violation per se)Note de bas de page 91. »

En s'inspirant de l'exemple européen, une approche alternative que le gouvernement du Canada entend examiner consisterait à démontrer uniquement qu'un comportement peut avoir des effets anticoncurrentiels ou qu'il a pour objet même un résultat anticoncurrentiel, indépendamment du fait que ce résultat soit atteint. Le droit européen reconnaît certaines circonstances dans lesquelles certaines formes de pratiques d'exclusion sont présumées illégales, tandis que le droit canadien inclut l'intention et l'effet (probable) comme éléments du critère dans chaque affaire. Ainsi, certains intervenants suggèrent qu'on supprime complètement l'examen de l'intention et qu'on définisse simplement un agissement anticoncurrentiel en fonction de son effet d'empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrenceNote de bas de page 92. La référence à un « risque appréciable » de préjudice concurrentiel utilisée dans la proposition qui est étudiée par le Sénat des États‑Unis et qui vise les entreprises étasuniennes dominantes est aussi digne de mention comme possibilité de modèle.

2. Autres restrictions au commerce

Comme nous l'avons mentionné précédemment, la Loi contient d'autres dispositions qui traitent de formes particulières de comportements susceptibles de constituer des restrictions au commerce ou de nuire à la concurrence, aux articles 75 à 77 et 80 à 81. Certaines des activités visées par ces articles peuvent également constituer des abus de position dominante, lorsque les conditions énoncées sont remplies. Il y a cependant quelques différences de fond. Ainsi, il n'est pas absolument nécessaire qu'une entreprise exerce une dominance complète; on n'applique pas le critère aux activités des acheteurs et le critère utilisé est moins strict (le critère exige moins que l'établissement d'un effet d'empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence). Sur le plan de la procédure, la principale différence par rapport à l'art. 79 tient au fait que seuls les abus peuvent conduire à des sanctions administratives pécuniaires (SAP). Avant les modifications portées par la LEB, seuls les articles 75 à 77 prévoyaient la possibilité de porter des affaires d'initiative privée devant le Tribunal de la concurrence. Cette possibilité existe désormais dans les cas d'abus.

Dispositions qui traitent de formes particulières de comportements susceptibles de constituer des restrictions au commerce ou de nuire à la concurrence
Article Agissement Direction (verticale) Seuil de domination Critère des effets concurrentiels Recours Possibilité d'initiatives privées auprès du Tribunal
75 Refus de vendre Vendeurs S. O. Effet de nuire à la concurrence Acceptation du client Oui
76 Maintien des prix Vendeurs S. O. Effet de nuire à la concurrence Ordonnance d'interdiction/acceptation du client Oui
77 Exclusivité, ventes liées et limitation du marché Vendeurs Fournisseur important ou très répandu sur un marché Réduction sensible de la concurrence Ordonnance d'interdiction ou ordonnance de rétablir ou favoriser la concurrence Oui
79 Abus de position dominante Vendeurs ou acheteurs Contrôle substantiel ou complet d'une catégorie ou d'une sorte d'entreprises Diminuer ou empêcher sensiblement la concurrence Ordonnance d'interdiction/mesure corrective prescriptive (incluant le désinvestissement), SAP Oui, à partir de 2022
81 Prix à la livraison Vendeurs Fournisseur important ou très répandu sur un marché S. O. Ordonnance d'interdiction Non

L'ensemble de mesures disparates qui en résulte soulève des questions quant à l'utilité de cette multitude de dispositions. D'aucuns se demandent si la nature prescriptive de ces dispositions peut conduire à des interprétations plus étroites que ce que le Parlement avait prévu, pour leur applicationNote de bas de page 93. Des spécialistes ont débattu de la question de savoir si la meilleure approche ne consisterait pas à rassembler les dispositions existantes relatives aux comportements unilatéraux et à l'abus de position dominante dans une seule et même disposition élargie traitant des comportements unilatéraux, plus proche de celle qui a cours aux États‑Unis et dans l'Union européenneNote de bas de page 94. Par ailleurs, certains intervenants ont exprimé des inquiétudes quant à la possibilité, pour les géants de l'industrie qui contrôlent les accès, de tirer parti de leur puissance commerciale d'une manière considérée comme injuste ou préjudiciable pour les entreprises moins puissantes, même lorsqu'une approche antitrust stricte n'offre pas nécessairement de mesures correctivesNote de bas de page 95.

Prenant acte des multiples facettes des dispositions de déclaration d'objet de la Loi, qui englobent entre autres la participation des petites et moyennes entreprises à l'économie, le gouvernement estime qu'il serait utile d'examiner si ces dispositions (ou éventuellement, d'autres dispositions) peuvent être revues pour en faire des dispositions relatives à la « concurrence loyale », en mettant moins l'accent sur les effets concurrentiels, dans l'intérêt du maintien de règles du jeu équitables et du contrôle des gardiens des accès ayant un pouvoir monopolistique ou monopsonistique. Il convient de noter que toutes les dispositions civiles de la Loi n'exigent pas la preuve d'un préjudice concurrentiel étendu. Pensons aux dispositions concernant les pratiques commerciales trompeuses, les prix à la livraison et, avant des modifications en 2002, le refus de vendreNote de bas de page 96. Cependant, ailleurs dans le monde, certaines autorités en matière de concurrence appliquent des dispositions sur la « concurrence déloyale », comme en ce qui concerne les comportements déraisonnables, en Australie, ou l'abus d'une position de négociation supérieure, dans plusieurs paysNote de bas de page 97.

Éléments de discussion

Dans un contexte où les plus grandes entreprises du monde deviennent de plus en plus puissantes, il est temps de réexaminer les critères juridiques de la Loi concernant l'abus de position dominante. Le gouvernement envisage les réformes potentielles suivantes et sollicite des commentaires à leur sujet :

  • Mieux définir les notions de domination ou de domination conjointe pour traiter des situations de comportements dominants de facto, comme les agissements d'entreprises qui ne sont pas individuellement en position de domination, mais qui exercent ensemble une influence anticoncurrentielle sensible sur le marché.
  • Établir un critère plus simple pour déterminer s'il convient d'utiliser une ordonnance corrective; on se pencherait, par exemple, sur la pertinence de l'intention ou des effets concurrentiels.
  • Adopter des règles ou des présomptions très claires à l'égard des entreprises ou des plateformes dominantes, en ce qui concerne les comportements ou les acquisitions. Ces règles ou présomptions pourraient s'inscrire dans une approche potentiellement plus efficace ou nécessaire, en particulier si cette dernière est harmonisée avec les approches d'autres pays semblables au Canada et qu'elle est adaptée pour éviter le recours à des mesures correctives excessives.
  • Condenser les diverses dispositions relatives aux comportements unilatéraux en une seule disposition traitant de l'abus de position dominante ou de pouvoir sur le marché, et cette disposition serait fondée sur des principes. Les dispositions relatives aux comportements unilatéraux autres que l'abus de position dominante pourraient être réorientées pour servir d'autres objectifs de la Loi, comme l'équité sur le marché.

VI. Collaborations entre concurrents

Les modifications apportées à la Loi en 2009 ont divisé l'approche d'application du Canada à l'égard des collaborations horizontales entre concurrents : on a désormais, d'une part, un régime criminel per se pour les conspirations s'apparentant au « cartel pur et dur » et, d'autre part, un examen civil de la concurrence pour toutes les autres formes de collaboration. La première catégorie englobe le truquage des offres, la fixation des prix, l'attribution des marchés et la coordination de la limitation de la production du côté de l'offre, et elle punit ces comportements en soi par des sanctions substantielles, sans exiger la preuve d'effets sur la concurrence. La seconde catégorie comprenait toutes les autres formes d'accords, comme la coordination entre acheteurs ou les coentreprises d'acheteurs. On examinait ces accords pour s'assurer que la concurrence ne subissait pas de préjudices résultant d'activités par ailleurs légales. Les modifications portées par la LEB ont créé une nouvelle infraction pénale per se pour traiter certaines formes de collusion entre employeurs, à savoir les accords ou arrangements pour fixer des salaires et des conditions d'emploi similaires ou pour ne pas débaucher des employés. Toutefois, les autres formes de coordination du côté des acheteurs ne sont pas frappées d'une interdiction pénale ou per se.

La discussion ci-dessous aborde certains enjeux supplémentaires entourant la collaboration entre concurrents.

Enjou : comportements inscrits dans des algorithmes

Une caractéristique marquante de l'économie numérique est l'utilisation et la sophistication croissantes de l'intelligence artificielle (IA). On s'appuie notamment sur des algorithmes, l'automatisation, l'apprentissage automatique et la reconnaissance du langage. L'IA a le potentiel de favoriser l'innovation dans pratiquement tous les secteurs. Cependant, au-delà de ses avantages, l'IA pose de nouveaux défis pour le droit de la concurrence.

L'un des défis théoriques les plus importants discutés à ce jour concerne le potentiel de « collusion algorithmique ». Il s'agit de l'idée selon laquelle l'automatisation pourrait permettre aux entreprises de parvenir plus facilement à des résultats collusoires ou de maintenir de tels résultats sans interaction humaine ou avec une interaction minimaleNote de bas de page 98. Les entreprises pourraient être en mesure de dissimuler leurs accords de collusion dans des modèles informatiques complexes, rendant ainsi leur détection difficile. Ce risque a amené certains intervenants à suggérer que les algorithmes fassent l'objet d'une certaine surveillance ou de vérific,ationsNote de bas de page 99 tandis que les spécialistes élaborent déjà des conseils de conformité pour les entreprisesNote de bas de page 100. Au Canada, la création du poste de commissaire à l'intelligence artificielle et aux données, actuellement à l'étude dans le projet de loi C‑27, permettra d'établir un cadre complémentaire pour imposer des mesures d'atténuation permanentes à certaines organisations. Cela permettra aussi au gouvernement de demander des informations supplémentaires et l'application de mesures correctives si nécessaire.

Les façons de faire des affaires continuent d'évoluer rapidement. Il doit en aller de même pour toutes les formes d'analyse de la concurrence. Certains estiment même que les approches traditionnelles doivent être reconsidérées ou recentrées sur les résultatsNote de bas de page 101.

1. Coordination horizontale sans accord

Les comportements d'acteurs non humains peuvent soulever un certain nombre de problèmes au chapitre de l'application de la loi. Il est clair que la Loi s'appliquerait si des concurrents s'entendaient pour fixer des prix à l'aide d'un algorithme. (En fait, un tel agissement a déjà fait l'objet de poursuites aux États‑UnisNote de bas de page 102.) Il est cependant moins évident que les concepts traditionnellement associés aux cartels, comme l'« accord » ou l'« intention », s'appliquent à des situations où des algorithmes apprennent par simples essais-erreurs à maximiser les profits des collusionnaires sans la moindre intervention humaine. La norme criminelle de preuve pour les dispositions de la Loi relatives à la conspiration et au truquage des offres (art. 45 et 47) exige non seulement un accord entre concurrents, mais, comme pour les infractions pénales en général, elle exige également la preuve d'une intention criminelle de s'entendre pour atteindre ces résultats. Cette exigence peut ériger des obstacles en matière d'établissement de la preuve, dans les situations où la majeure partie de l'agissement est le fait de l'IA. Même si une action humaine est nécessaire pour déclencher une certaine chaîne d'événements, il n'est pas certain que la programmation d'un algorithme tout simplement capable d'amorcer une coordination avec des concurrents puisse toujours être punie en vertu de ces dispositions pénales. Les lois à l'étude pour encadrer l'IA pourraient être mieux adaptées à ce type de problèmeNote de bas de page 103.

Le concept d'accord s'étend également à la coordination pouvant faire l'objet d'un examen civil en vertu de l'article 90.1 de la Loi. Bien que l'intention ne soit pas un facteur dans un tel cas, il faut tout de même faire la preuve d'un « accord » ou d'un « arrangement ». Cette situation soulève une question plus large, au cœur des procédures civiles d'exécution : est-il important qu'un accord des volontés puisse être établi clairement?

D'aucuns ont avancé l'argument que l'introduction des algorithmes dans l'équation pourrait nécessiter l'adoption d'une nouvelle approche axée sur des formes de collusion plus tacitesNote de bas de page 104. Si les acteurs non humains peuvent poser des défis juridiques et philosophiques pour les procureurs au criminel, les procédures civiles d'exécution sont quant à elles axées sur le maintien de la santé des marchés plutôt que sur ce que ses participants essayaient de faire. S'il est possible d'établir la preuve d'effets concurrentiels néfastes d'un comportement coordonné d'entreprises, quelle qu'en soit l'origine (y compris par l'entremise d'algorithmes), on peut affirmer que le Bureau devrait avoir des motifs d'intervenir pour protéger le marché. Si la Loi devait présumer ou déduire l'existence d'un accord dans un plus grand nombre de circonstances, il serait possible de lutter contre les préjudices concurrentiels avec plus de souplesse. Les comportements inscrits dans des algorithmes sont des candidats évidents pour une telle réforme, mais d'autres « pratiques facilitantes » horizontales, auxquelles nous avons fait allusion précédemment, pourraient être visées, lorsqu'elles sont exercées entre des entreprises de taille suffisante pour causer des préjudices à leur marchéNote de bas de page 105. Par ailleurs, il s'agit peut-être une fois de plus d'un domaine où les lois destinées à encadrer l'IA permettent une meilleure forme de contrôle.

2. Portée des procédures civiles d'exécution

Contrairement aux autres dispositions de la Loi sur les procédures civiles d'exécution, l'article 90.1 ne s'applique qu'aux comportements actuels et futurs. Il ne s'applique pas aux événements passés. En principe, cette approche est conforme à l'approche de droit civil qui consiste à protéger les marchés plutôt qu'à discipliner ses acteurs. Cependant, même si l'article 90.1 peut s'appliquer à un comportement purement involontaire, il demeure pertinent pour lutter contre des agissements plus délibérés.

Toutes les formes de collaborations anticoncurrentielles ne sont pas nécessairement englobées par les dispositions relatives aux complots criminels de l'article 45, qui est étroitement circonscrit pour éviter d'entraîner des conséquences criminelles involontaires. Les procédures civiles d'exécution demeurent donc un outil important pour lutter contre les autres formes de collaborations anticoncurrentielles. Les entreprises peuvent être bien conscientes que leurs comportements anticoncurrentiels pourraient être visés par des mesures correctives en vertu des dispositions civiles de la Loi, mais tant que cette dernière ne peut pas examiner les comportements passés ou imposer des sanctions, les entreprises peuvent être incitées à franchir la ligne jusqu'à ce qu'on leur demande d'arrêter. Même dans ce cas, seule la violation d'une ordonnance corrective ou d'un accord de consentement pris en vertu de l'article 90.1 à l'issue de procédures complètes entraîne des conséquences juridiques. Cela pourrait être interprété, dans de nombreux cas, comme une invitation à reprendre des comportements anticoncurrentiels abandonnés. Certains intervenants s'inquiètent aussi du fait qu'une ordonnance d'interdiction tournée vers l'avenir ne peut pas être facilement adaptée pour s'attaquer à toutes les formes de coordination, comme un accord entre concurrents pour cesser certains comportements. Il faut donc examiner la capacité de lutter contre les agissements passés et d'imposer des sanctions adaptées à la forme d'agissements.

Une autre question qui se pose concerne la portée strictement horizontale de l'article 90.1. L'ancienne disposition de la Loi qui traitait de la conspiration, modifiée en 2009, s'appliquait aux accords entre deux personnes ou plus. À la suite des modifications, qui sont entrées en vigueur en 2010, les articles 45 et 90.1 révisés s'en sont retrouvés limités spécifiquement à la lutte contre la coordination entre concurrents. Dans le contexte criminel, cette exigence peut contribuer à s'assurer que les pratiques de coordination verticale (p. ex. maintien du prix de revente) ne sont pas traitées comme des « cartels patents » par la Loi. Sur le plan civil, en revanche, la limite à la coordination horizontale s'écarte généralement de la norme de la pratique internationaleNote de bas de page 106. Cette exigence met à l'abri de l'examen du Bureau des comportements anticoncurrentiels qui se déroulent dans des contextes verticaux (comme dans le cas de contrats d'approvisionnement, de licence ou de franchise), à moins qu'ils ne tombent sous le coup d'une autre disposition de la Loi, comme celle qui vise les ventes liées. Il existe donc un argument en faveur de l'expansion de l'article 90.1 de manière à englober d'autres comportements que les collaborations directes entre concurrentsNote de bas de page 107.

Enfin, tout comme dans le contexte des fusions, la détection des collaborations anticoncurrentielles demeure un défi, d'autant plus que le seul mécanisme de déclaration officiel s'applique aux coentreprises des compagnies aériennes. Ce mécanisme, qui repose sur une approche volontaire, vise à donner aux entreprises participants l'occasion de demander la considération par l'organisme de réglementation de ce secteur, compte tenu des intérêts publics en jeu. Un domaine notable sur lequel le Bureau met l'accent depuis plusieurs années est celui des règlements à l'amiable des litiges en matière de brevets dans l'industrie pharmaceutique ou des accords dits « payer pour retarder » entre les titulaires de brevets et les fabricants de produits génériquesNote de bas de page 108. À la lumière des répercussions commerciales considérables de ces instruments, et compte tenu du régime de déclaration obligatoire en vigueur aux États‑UnisNote de bas de page 109, il pourrait être judicieux de mettre en place un mécanisme de déclaration, ou éventuellement un mécanisme d'autorisation volontaire, dans ce domaine et dans d'autres domaines.

3. Coordination entre acheteurs

Au cours de l'été 2020, le Parlement a examiné des allégations concernant les principaux épiciers de détail, qui ont tous mis fin, à la même date, aux « primes salariales pandémiques » qu'ils versaient à leurs employés, ce qui a conduit à des appels à l'intervention du BureauNote de bas de page 110. Comme la main-d'œuvre est un intrant de la production plutôt qu'un bien ou un service offert par des vendeurs, la coordination visant à supprimer son coût (par exemple, par des accords de fixation des salaires ou de « non-débauchage ») est connue sous le nom de coordination entre acheteurs. Les formes les plus pures de collusion du côté de l'offre, c'est-à-dire les cartels de vendeurs, sont traitées comme des violations criminelles per se en vertu de l'article 45 de la Loi depuis 2010, à la suite du lot de modifications apportées en 2009. Cependant, le Bureau a publié une déclaration reconnaissant que dans sa version restreinte à la suite de ces modifications (celles qui ont instauré l'approche à deux voies : civile et criminelle), l'article 45 exclut la coordination entre acheteurs.

Le résultat est que ce type d'accords a été laissé au domaine de l'examen civil, et qu'il n'est possible d'y appliquer des mesures correctives qu'en cas d'atteintes à la concurrence. Cette interprétation a depuis été confirmée par les tribunauxNote de bas de page 111. Cette situation a donné lieu à un rapport du Comité de l'INDU recommandant la réintégration de la collusion entre acheteurs dans la disposition de l'article 45 sur le complot criminelNote de bas de page 112. En fin de compte, en réponse à la préoccupation directe soulevée par le Comité de l'INDU concernant la fixation des salaires, les modifications portées par la LEB ont permis d'ajouter à cet article une disposition portant précisément sur la collusion entre employeurs. Cette disposition est ciblée. Elle prévoit des exemptions et des défenses claires pour les accords légitimes qui découlent de négociations collectives ou qui sont accessoires à une plus vaste collaboration entre employeurs. Les autres formes de collusion entre acheteurs ne sont encore soumises qu'à un examen civil.

Il convient de préciser que si les accords entre acheteurs (y compris ceux qui concernent la main-d'œuvre) relevaient auparavant de l'article 45, ils n'ont jamais été illégaux en soi en droit canadien, même avant les modifications de 2009. L'ancien article 45 exigeait quand même qu'on établisse la preuve d'un préjudice excessif à la concurrence (hors de tout doute raisonnable, de surcroît). L'analyse des effets (parfois appelée « règle de raison ») a depuis été adaptée aux procédures civiles d'exécution, tandis que la nouvelle disposition relative aux conspirations per se était limitée aux pires formes de comportements des cartels du côté des vendeurs, qui n'ont jamais de justification économiqueNote de bas de page 113. La coordination entre acheteurs, en revanche, comporte des incitations différentes pour les participants et une plus grande ambiguïté économique, car cette activité peut être considérée comme un mécanisme de réduction des coûts, de gain d'efficience et de dégagement d'avantages pour les consommateursNote de bas de page 114.

Les modifications portées par la LEB permettent de lutter contre certaines formes de collusion entourant la main-d'œuvre, mais l'approche optimale de ces formes de collusion et d'autres formes de coordination entre acheteurs continue d'alimenter le débat, et il ne semble pas y avoir de consensus mondial sur la manière d'appliquer la loi dans ces domainesNote de bas de page 115 .Certains intervenants estiment que les contraintes exercées sur le marché du travail causent des dommages économiques comparables à ceux que les agissements similaires causent sur les marchés de produits. Cependant, l'importance traditionnellement accordée aux prix fait parfois en sorte que les intérêts des consommateurs et ceux des travailleurs semblent s'opposerNote de bas de page 116. Il n'est pas exagéré d'appliquer la même logique à d'autres formes de coordination patente entre acheteurs, qui faussent les marchés au détriment des fournisseurs. À l'inverse, d'autres intervenants émettent des mises en garde : les accords entre acheteurs, même ceux qui concernent la main-d'œuvre, peuvent être économiquement ambigus et doivent être abordés avec plus de prudence que les cartels traditionnelsNote de bas de page 117.

L'approche appropriée pour traiter la collusion entre acheteurs demeure donc une question ouverte. On pourrait rétablir la portée de l'article 45 de manière à y réintégrer toutes les formes d'accords entre acheteurs désormais assimilées aux infractions per se. Une telle modification subsumerait probablement les modifications de 2022 visant spécifiquement les employeurs. En réponse aux préoccupations à l'égard des formes de collaboration qui pourraient être considérées comme favorables à la concurrence, on pourrait prévoir des exemptions. Par exemple, lorsque des achats groupés sont réalisés ouvertement et portés à la connaissance du vendeur et qu'ils ne placent pas les participants dans une position dominante. Inversement, une approche civile qui n'exige pas la preuve de l'existence d'un effet d'empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence (une véritable contrepartie non criminelle à l'interdiction de complot per se) permettrait peut-être de corriger plus rapidement les comportements problématiques, sans conséquences criminelles.

Éléments de discussion

Le gouvernement envisage les réformes potentielles suivantes et sollicite des commentaires à leur sujet :

  • Compte tenu notamment de la difficulté d'appliquer des concepts comme « accord » et « intention » à l'ère de l'IA, présumer ou déduire la présence d'accords plus facilement pour certaines formes de comportements relevant de la justice civile, comme dans le cas des comportements produits par des algorithmes.
  • Élargir ou renforcer les dispositions civiles de la Loi sur la collaboration entre concurrents pour décourager les formes plus intentionnelles de comportements anticoncurrentiels, en prévoyant notamment l'examen de la conduite passée et en instaurant des sanctions pécuniaires.
  • Permettre l'examen des collaborations qui nuisent à la concurrence en vertu des dispositions civiles, même si elles n'interviennent pas entre des concurrents directs.
  • Établir un mécanisme de déclaration obligatoire ou un processus d'autorisation volontaire pour les types d'accords qui pourraient poser problème.
  • Réintroduire la collusion entre acheteurs (au-delà de la seule coordination concernant la main-d'œuvre) dans la disposition de la Loi sur le complot criminel, ou envisager une approche civile per se pour ce comportement.

VII. Pratiques commerciales trompeuses

L'émergence de nouvelles technologies et plateformes numériques au cours des dernières années a créé, pour les entreprises, de nouvelles possibilités de vendre leurs produits, tout en donnant lieu à des pratiques commerciales trompeuses inédites. Le problème des pratiques commerciales trompeuses n'est certes en aucun cas propre à l'économie numérique. Cependant, les volumes illimités de données et les nombreuses formes sous lesquelles ces données peuvent être communiquées à tout moment à un grand nombre d'utilisateurs par le truchement d'Internet, combinés à la dimension supplémentaire de l'interactivité qui n'existait pas dans les médias traditionnels, font surgir de nouvelles préoccupations.

Les consommateurs peuvent désormais comparer les prix en ligne en quelques minutes, voire en quelques secondes, en ouvrant simplement plusieurs fenêtres. Le plus petit élément distinctif, qu'il s'agisse d'une assertion précise ou d'une impression générale, peut finir par départager les offres. Dans cet environnement dynamique, les vendeurs ont une incitation supplémentaire à s'assurer que leurs prix semblent être les plus bas par tous les moyens possibles. Ils peuvent ainsi en venir à recourir à des pratiques commerciales trompeuses pour vendre leurs biens ou leurs services.

Par exemple, l'« indication de prix partiel » trompe les consommateurs en annonçant des prix qui, en fin de compte, n'incluent pas certains frais supplémentaires obligatoires qui ne sont révélés que plus tard dans le processus d'achat, parfois même après que la transaction a été traitée. Les modifications portées par la LEB ont contribué à la lutte contre cette pratique, en désignant l'annonce de prix inatteignables compte tenu de frais fixes obligatoires comme une forme de pratique commerciale fausse ou trompeuse en vertu des dispositions existantes de la Loi. Cependant, il existe d'autres formes de comportements potentiellement trompeurs, comme Note de bas de page 118:

  • la dissimulation d'une publicité sous forme d'« information » (par exemple, publicité caméléon, activités de marketing réalisées par des influenceurs ou commentaires d'utilisateurs en ligne);
  • la dissimulation du coût réel d'un produit (par exemple, la divulgation en petits caractères);
  • la divulgation inadéquate des conditions générales (par exemple, abonnements piégés; offres d'essais gratuits; tromperies dans le but de collecter des données sur les consommateurs).

La ligne de démarcation entre les dispositions de la Loi sur les pratiques commerciales trompeuses dans la promotion d'un produit, les mesures de protection des consommateurs réglementées par les provincesNote de bas de page 119, la réglementation des communications et la fraude pure et simple en vertu du Code criminel est parfois floue, et tous les éléments décrits ci-dessus peuvent être présents seuls, en combinaison ou tous ensemble, dans un cas donné. Néanmoins, les dispositions de la Loi qui portent sur les pratiques commerciales trompeuses sont interprétées de manière large et s'appliquent à toutes les formes de promotion commerciale au Canada. En ce sens, elles peuvent s'avérer un outil puissant dans l'économie numérique.

La Loi canadienne anti-pourriel, qui est entrée en vigueur en 2014, a introduit pour la première fois, dans la Loi sur la concurrence, des dispositions civiles et criminelles à l'égard des pratiques commerciales trompeuses propres aux médias électroniques. Cependant, compte tenu de l'ampleur des dispositions qui existaient déjà dans la Loi à l'égard des pratiques commerciales trompeuses et sur lesquelles les nouvelles dispositions étaient fondées, ces modifications n'ont pas révolutionné le paysage juridique en ce qui concerne les représentations fausses et trompeusesNote de bas de page 120. Les modifications portées par la LEB en appui à la lutte contre l'indication de prix partiels ont elles aussi consacré l'approche existante du BureauNote de bas de page 121. Tout cela a contribué à simplifier l'application de la loi, en levant le doute sur la nature trompeuse des pratiques, tout en maintenant les exigences déjà inscrites dans les dispositions, comme celles liées à l'examen de l'importance relative et de l'impression générale. La question se pose donc de savoir si la Loi pourrait être bonifiée grâce à d'autres clarifications comme celles-ci ou à l'ajout de nouveaux outils ou concepts qui permettraient de déterminer, à eux seuls, ce qui constitue un comportement trompeur.

Éléments de discussion

Le gouvernement envisage les réformes potentielles suivantes et sollicite des commentaires à leur sujet :

  • Munir la Loi d'outils d'application supplémentaires adaptés aux formes modernes de commerce, étant donné la nature et l'omniprésence de la publicité numérique. Par exemple, d'autres modifications visant à mieux définir les comportements faux ou trompeurs pourraient être envisagées, à l'instar de celles qui visaient l'indication de prix partiel en 2022.

VIII. Exécution et application de la Loi

L'examen de nouveaux régimes réglementaires et de nouveaux rôles de surveillance continue de faire partie de la stratégie du Canada à l'égard des plus grands acteurs de l'économie moderne axée sur les données. On examine ainsi entre autres une réforme des lois s'appliquant à l'utilisation commerciale des renseignements personnels, un cadre pour l'indemnisation des entreprises de nouvelles par les plateformes numériques et la création d'un poste de commissaire à l'intelligence artificielle et aux donnéesNote de bas de page 122. Le débat continue néanmoins au niveau international quant à la portée et à la valeur dissuasive que peut avoir l'application des règles de concurrence. Les intervenants lancent souvent des appels à l'adoption de dispositions réglementaires ex ante ou au « démantèlement » des géants du numérique.

Dans sa forme actuelle, la Loi ne permet pas au Bureau d'imposer ou de faire respecter des codes de conduite obligatoires pour les industries. Les ordonnances de dessaisissement, quant à elles, ne peuvent être utilisées que dans certaines circonstances, notamment dans le cadre de l'examen des fusionsNote de bas de page 123. L'État peut néanmoins recourir à un certain nombre d'ordonnances correctives et de sanctions pécuniaires.

À une époque où les entreprises de calibre mondial disposent de plus en plus de ressources et sont de plus en plus sophistiquées, il est de plus en plus nécessaire d'examiner si les procédures d'enquête, les mesures correctives et les mécanismes d'application par recours privés qui sont décrits dans la Loi sont aptes à tenir responsables ces entreprises et les personnes qui les dirigent. Qu'elles prennent la forme de sanctions pécuniaires, de mesures correctives structurelles ou comportementales, ou de mesures de recouvrement de dommages-intérêts, les conséquences pour les comportements anticoncurrentiels doivent être significatives pour les parties concernées. Elles doivent aussi être applicables et proportionnées aux effets négatifs des comportements constatés. Tout changement d'approche devrait également tenir compte de questions importantes, comme la clarté, la prévisibilité, la facilité de mise en conformité pour les entreprises, ainsi que la transparence et la responsabilité de l'organisme chargé de l'application. La possibilité d'équilibrer tout accroissement de la flexibilité d'application dans des cas spécifiques avec des mesures de responsabilité nouvelles ou différentes pour l'activité globale du Bureau, par exemple devant le Ministère ou le Parlement, pourrait être étudiée.

Les modifications portées par la LEB ont mené à deux changements importants au régime de sanctions de la Loi, afin de supprimer les plafonds susceptibles de limiter l'efficacité des mesures correctives. Pour les affaires concernant les cartels criminels, la mention d'une amende maximale de 25 millions de dollars a été supprimée. Cela permet au Tribunal de fixer un montant en appliquant les principes habituels de détermination de la peine, comme c'était le cas pour le truquage d'offres. On évite ainsi l'imposition d'une limite arbitraire dans les cas où d'immenses volumes de commerce pourraient être en jeu, comme cela est parfois le cas dans les situations de cartels internationaux.

En ce qui concerne les SAP civiles (tant pour l'abus de position dominante que pour les pratiques commerciales trompeuses), les SAP maximales ont été remplacées par un calcul mieux appuyé sur les principes, à l'instar de ce qui prévaut dans le modèle australien. Ainsi, on vise à atteindre trois fois le bénéfice tiré du comportement. S'il est raisonnablement impossible d'établir un tel montant, la pénalité est plutôt fixée à 3 % des recettes annuelles mondiales. Cette approche fait écho aux sanctions proposées dans la Loi de 2022 sur la mise en œuvre de la Charte du numériqueNote de bas de page 124. Une fois de plus, cette reformulation évite la contrainte d'un plafond artificiel, dans la mesure où il peut s'avérer nécessaire d'imposer un montant plus élevé pour contraindre les entreprises contrevenantes à se conformer, sans leur laisser le loisir d'absorber une sanction comme s'il s'agissait d'un simple coût d'opération. Malgré les inquiétudes à la perspective que les SAP atteignent des niveaux disproportionnés ou punitifsNote de bas de page 125, il faut souligner que le montant réel d'une SAP n'est pas simplement déduit à partir du maximum autorisé : il continue d'être fixé par le Tribunal de la concurrence ou un autre tribunal compétent sur la base des circonstances et des critères énoncés dans la Loi.

À l'ère des enquêtes et des comportements transfrontaliers, les moyens et le rythme de l'application de la loi revêtent une importance accrue, car les autorités en matière de concurrence doivent souvent travailler ensemble pour coordonner les activités d'enquête. Cela peut se faire, par exemple, par l'entremise d'instruments de coopération ou d'accords d'entraide judiciaire, mais la capacité à rassembler des preuves et à réagir rapidement repose sur un cadre national d'application fiable. Des procédures inefficaces ou inefficientes risquent de faire du Canada un maillon faible des efforts mondiaux.

Les modifications portées par la LEB ont accru la capacité du Bureau à demander des informations à des filiales étrangères, en adaptant mieux les seuils et les contenus des ordonnances à la structure des entreprises visées. Ces modifications ont aussi apporté des précisions quant à l'applicabilité des ordonnances visant l'obtention d'informations auprès d'entreprises situées à l'étranger. Cependant, il reste encore beaucoup de questions à régler en ce qui concerne l'optimisation des mécanismes d'enquête et d'application. Nous dressons ci-dessous l'état des débats entourant l'adéquation des processus décrits dans la Loi.

1. Mécanismes d'application

L'application du droit de la concurrence s'inscrit dans la plupart des cas dans des démarches ex post facto et elle dépend de l'obtention d'une pléthore de preuves de nature économique. Elle ne permet généralement pas de réagir rapidement aux problèmes urgents constatés dans les marchés. Si l'application de la loi est trop lente, surtout lorsqu'il est question de marchés numériques dynamiques, les préjudices causés par les comportements peuvent devenir irréversibles.

Dans un système de poursuites comme celui du Canada, le rythme de l'application de la loi est dicté non seulement par le temps qu'il faut au Bureau de la concurrence pour enquêter sur les affaires, mais aussi par le temps qu'il faut pour que les affaires passent par le Tribunal de la concurrence et le système judiciaire, tout en tenant compte des possibles appelsNote de bas de page 126. La lenteur de l'application de la loi dans le domaine du droit de la concurrence est l'une des raisons pour lesquelles certains pays envisagent de renforcer leurs « mesures provisoires » ou d'y recourir davantage afin de mettre un frein à des comportements potentiellement anticoncurrentiels en attendant qu'une décision soit rendue. De telles mesures existent dans la Loi, mais elles sont rarement utiliséesNote de bas de page 127. Le rythme de l'application de la loi dans le domaine du droit de la concurrence a sans doute contribué à amener certains pays ou territoires, comme l'Union européenne, à adopter des dispositions réglementaires ex ante claires (comme des codes de conduite) à l'égard des grandes plateformes numériques, en complément de leur cadre antitrustNote de bas de page 128.

Le système canadien a un fort caractère contradictoire et juridictionnel : le Bureau doit demander des autorisations avant de pouvoir exiger toute forme d'information autre qu'une demande d'information supplémentaire dans le cadre de l'examen d'une fusion, et il n'a pas la capacité de rendre des décisions contraignantes ou d'établir des règles. Ces mesures relèvent de la compétence exclusive du Tribunal de la concurrence ou du système judiciaire, ou elles doivent être le fruit du consentement d'une partie. Dans toute affaire civile en litige, le Bureau agit comme un simple plaideur. Dans le cas des affaires pénales, il laisse le sort de l'affaire à la discrétion des procureurs, qui doivent parvenir à un équilibre par rapport à une foule d'autres priorités.

Les limites de la marge de manœuvre du Bureau contrastent avec celles de nombreux grands organismes comparables ailleurs dans le monde, comme la Commission européenne, qui agit en tant que décideur de première instance à l'égard des mesures provisoires et correctives et qui dispose de pouvoirs étendus pour recueillir des informationsNote de bas de page 129. Les organismes antitrust des États‑Unis détiennent également des pouvoirs étendus en matière de collecte d'informations. Ils peuvent entre autres délivrer des citations à comparaître et des demandes d'enquêtes civiles pour obtenir des informations, sans l'autorisation d'un tiers. La Federal Trade Commission peut même établir des règles de marché exécutoires en ce qui concerne les pratiques trompeuses ou les méthodes de concurrence déloyaleNote de bas de page 130. En Australie, l'autorité en matière de concurrence peut recevoir des demandes concernant certaines formes de comportements susceptibles de nuire à la concurrence, et les autoriser de manière indépendante, en se fondant sur l'intérêt publicNote de bas de page 131.

L'expérience des autres pays suggère que le Bureau pourrait disposer d'une plus grande marge de manœuvre pour intervenir au besoin afin de protéger les marchés. La négociation d'accords de consentement et l'octroi de certificats de décision préalable pour les fusions que le Bureau n'a pas l'intention de contester sont actuellement deux des rares outils à sa disposition. Il pourrait être bénéfique de lui octroyer une plus grande capacité d'agir de manière décisive ou de fournir plus de certitude sans recourir à la voie judiciaire.

Dans le même ordre d'idées, on continuera toujours de chercher des moyens d'accélérer le traitement des litiges devant le Tribunal et les autres tribunaux. Certaines suggestions refont régulièrement surface : la limitation des circonstances dans lesquelles un appel est recevable devant la Cour d'appel fédérale, la mise en place de procédures de médiation différentes et l'imposition de délais plus rigides. La Directive de pratique concernant le traitement accéléré des instances devant le Tribunal que le Tribunal a adoptée en 2019 a permis de faire quelques pas dans cette directionNote de bas de page 132. Il peut également valoir la peine d'explorer la possibilité d'ajouter des formes d'application relevant davantage du droit civil (à l'instar des interdictions civiles per se décrites précédemment), qui pourraient servir de solutions de rechange ou de compléments à une application pénale lourde, voire indésirable.

Une autre considération importante pour une application efficace de la loi concerne la manière dont les instances sont amorcées, que ce soit dans le cadre de poursuites intentées par des parties privées ou de mesures d'application de la loi prises par le Bureau. Alors qu'ailleurs dans le monde, comme aux États‑Unis, on permet à des parties privées de porter des affaires de droit de la concurrence directement devant les tribunaux, indépendamment des organismes de réglementation des États ou du gouvernement fédéralNote de bas de page 133, cette possibilité est considérablement limitée au Canada.

Depuis 2002, les parties privées peuvent saisir directement le Tribunal de la concurrence lorsqu'elles en obtiennent l'autorisation, en vertu de certaines dispositions limitées de la Loi relatives aux comportements qui peuvent faire l'objet d'un examen. Ce processus ne permet pas aux demandeurs de réclamer des compensations pour les dommages. Il leur permet simplement de se substituer au commissaire pour introduire une instance qui pourrait mener à la délivrance d'une ordonnance corrective. Aucune partie privée n'a monté d'affaire couronnée de succès à ce jour. L'une des principales causes de cet état de fait est qu'on n'offrait jusqu'à récemment aucun accès aux parties privées dans les cas d'abus de position dominanteNote de bas de page 134, largement considérés comme la principale cible des dispositions de la Loi à l'égard des comportements unilatéraux. Les modifications portées par la LEB permettent désormais de telles affaires privées. Cela pourrait aider à réduire les difficultés que les parties lésées doivent surmonter pour contraindre les entreprises dominantes à modifier leurs comportements. Toutefois, en l'absence de la possibilité d'obtenir des dommages-intérêts, il ne semble pas y avoir d'incitation forte pour de telles affaires privées.

L'article 36 de la Loi autorise les causes d'action civile pour les dommages subis en raison d'un comportement qui fait l'objet de poursuites pénales, comme les cartels, le télémarketing trompeur ou la violation d'une ordonnance. Il n'existe cependant pas d'équivalent à l'article 36 pour un comportement susceptible de faire l'objet d'un examen de nature civile. Le fait qu'un tel comportement n'est pas réellement considéré comme illégal en vertu de la Loi (puisqu'il peut seulement mener à la délivrance d'une ordonnance corrective après examen) empêche le recouvrement en responsabilité civile pour les pertes subies.

Un cadre plus solide pour l'application de la loi sur demande du secteur privé, qui prévoirait à la fois un « accès privé » au Tribunal de la concurrence et la possibilité d'introduire des instances privées devant les tribunaux provinciaux et fédéraux pour obtenir des dommages-intérêts, pourrait s'avérer un complément aux mécanismes d'application de la loi par le Bureau, dont les ressources sont limitées. Il clarifierait certains aspects de la Loi grâce à l'élaboration d'une jurisprudence et accélérerait la résolution des affairesNote de bas de page 135. Cela pourrait également atténuer les effets des litiges stratégiques sur les ressources publiques. Par contre, les changements apportés à cet égard devraient être conçus de manière à éviter les litiges non fondés ou stratégiques, ou la multiplication des recours au point où leur nombre les rendrait difficiles à traiter par le Tribunal de la concurrence ou les autres tribunaux.

2. Collecte d'informations en dehors des activités d'application de la loi

Bien que la majeure partie des enjeux abordés jusqu'ici portent sur les activités d'application de la loi qui visent à contrer les pratiques potentiellement anticoncurrentielles ou les comportements trompeurs, l'importance du rôle du Bureau en tant que promoteur de la concurrence ne doit pas être sous-estimée. Les marchés au Canada et à l'étranger ont à maintes reprises bénéficié d'interventions rapides du Bureau en dehors du strict cadre de l'application de la loi.

Par exemple, l'absence d'informations publiques sur les comportements des plateformes numériques et le fonctionnement des marchés numériques constitue un obstacle à une sensibilisation efficace. Il en va de même pour l'application de la loi : il n'est pas toujours facile de détecter les situations qui justifient des enquêtes, si aucune source en possession des informations essentielles ne les fournit volontairement. Cette lacune a incité des autorités en matière de concurrence dans d'autres pays, de leur propre initiative ou à la demande de leur gouvernement, à réaliser des études de marché sur les marchés numériques afin de mettre en évidence les possibles problèmes de concurrence, de proposer des solutions qui favorisent la concurrence et au minimum, d'éclairer le débat public en présentant les éléments probants recueillisNote de bas de page 136. Les études de marché peuvent également être utiles dans d'autres secteurs où la concurrence ne semble pas bien fonctionner, mais où les causes profondes ne sont pas évidentes, ou encore lorsque les défaillances du marché identifiées nécessiteraient une solution réglementaire. Le Bureau de la concurrence a déjà mené des études de marché, sans toutefois exercer de pouvoirs de contrainte. L'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et d'autres commentateurs recommandent néanmoins qu'on accorde au Bureau des pouvoirs officiels pour réaliser des études de marchés comme le font les organismes homologues au sein du G7Note de bas de page 137. D'autres intervenants, dont d'anciens commissaires et certains praticiens privés émettent toutefois une mise en garde, jugeant que de tels pouvoirs pourraient entraîner une charge accrue pour les entreprises ou une prolongation des litigesNote de bas de page 138. Les pouvoirs d'étude formels ont été retirés de la loi précédente dès l'entrée en vigueur de la nouvelle loi en 1986Note de bas de page 139.

Le Canada pourrait rejoindre ses pairs en acceptant ces risques autant d'aspects du fonctionnement d'une économie saine. Par ailleurs, la collecte d'informations en dehors du contexte de l'application de la loi ne doit pas nécessairement être une affaire de tout ou rien. Les pouvoirs d'étude pourraient être assortis de déclencheurs ou des mécanismes de contrôle particuliers, comme une demande d'une autorité extérieure ou une autorisation judiciaire, comme pour les ordonnances prévues à l'article 11. Il serait aussi possible d'encadrer la manière dont les informations seraient recueillies et utilisées, ainsi que les volumes d'informations recueillies. Les études pourraient également être soumises à des exigences de préavis statutaires, à des cadres de référence portés à la connaissance du public et à des délais d'achèvement. Il ne manque pas de pratiques internationales dont il est possible de s'inspirer cet égard.

Éléments de discussion

Le gouvernement envisage les réformes potentielles suivantes et sollicite des commentaires à leur sujet :

  • Rendre l'application de la Loi et les procédures juridiques devant le Tribunal de la concurrence ou d'autres tribunaux, qu'il s'agisse d'affaires de nature publique ou privée, plus efficaces et souples, sans que l'équité procédurale soit compromise de manière déraisonnable. Par exemple :
    • donner au Bureau une plus grande marge de manœuvre pour agir en tant que décideur, par exemple par l'entremise d'une collecte d'informations simplifiée, ou d'une capacité de première instance à autoriser ou à empêcher certaines formes de comportements;
    • créer de nouvelles formes de procédures civiles d'exécution comme solutions de rechange aux poursuites criminelles pour certains agissements;
    • autoriser les parties privées à demander une indemnisation pour les dommages subis du fait d'un comportement susceptible de faire l'objet d'un examen civil (non lié à une fusion) en vertu de la Loi.
  • Établir une approche raisonnable en ce qui concerne la collecte d'informations en dehors du contexte de l'application de la loi, par exemple aux fins d'études de marché, en tenant compte à la fois des investissements en ressources publiques et du fardeau imposé aux acteurs du secteur privé.

IX. Conclusion et prochaines étapes

Le gouvernement est résolu à adapter le cadre canadien de la concurrence aux besoins d'aujourd'hui et à le rendre suffisamment souple pour réguler une économie moderne et en rapide évolution. Il souhaite mettre en place une approche du droit, des politiques et de la pratique en matière de concurrence qui soit fondée sur des principes et des preuves, et qui concilie la nécessité d'encourager l'innovation et celle d'instaurer un environnement concurrentiel équitable. Tous les commentaires sur les analyses et les propositions présentées dans ce document sont les bienvenus. Nous vous invitons aussi à nous faire part de vos commentaires même s'ils ne se rapportent pas directement à la Loi sur la concurrence ou aux politiques pour l'application du droit de la concurrence : ils n'en seront pas moins précieux pour informer l'établissement des priorités et les autres activités du Ministère et du gouvernement, y compris dans d'autres domaines stratégiques en pleine évolution à la charge du gouvernement fédéral.